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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/201

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ANNÉE 1728.

core me flatter d’avoir lavé le reproche que l’on fait à la France de n’avoir jamais pu produire un poëme épique ; mais si la Henriade vous plaît, si vous y trouvez que j’ai profité de vos leçons, alors sublimi feriam sidéra vertice[1]. Surtout, mon révérend père, je vous supplie instamment de vouloir m’instruire si j’ai parlé de la religion comme je le dois : car, s’il y a sur cet article quelques expressions qui vous déplaisent, ne doutez pas que je ne les corrige à la première édition que l’on pourra faire encore de mon poëme. J’ambitionne votre estime non-seulement comme auteur, mais comme chrétien.

Je suis, mon révérend père, et je ferai profession d’être toute ma vie, avec le zèle le plus vif, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Voltaire



182. — À M. ***[2].

La quadrature du cercle et le mouvement perpétuel sont des choses aisées à trouver en comparaison du secret de calmer tout d’un coup une âme agitée d’une passion violente. Il n’y a que les magiciens qui prétendent arrêter les tempêtes avec des paroles. Si une personne blessée, dont la plaie profonde montrerait des chairs écartées et sanglantes, disait à un chirurgien : « Je veux que ces chairs soient réunies, et qu’à peine il reste une légère cicatrice de ma blessure ; » le chirurgien répondrait : « C’est une chose qui dépend d’un plus grand maître que moi ; c’est au temps seul à réunir ce qu’un moment a divisé. Je peux couper, retrancher, détruire ; le temps seul peut réparer. »

Il en est ainsi des plaies de l’âme ; les hommes blessent, enveniment, désespèrent ; d’autres veulent consoler, et ne font qu’exciter de nouvelles larmes ; le temps guérit à la fin.

Si donc on se met bien dans la tête qu’à la longue la nature efface dans nous les impressions les plus profondes ; que nous n’avons, au bout d’un certain temps, ni le même sang qui coulait dans nos veines, ni les mêmes fibres qui agitaient notre cerveau, ni par conséquent les mêmes idées ; qu’en un mot, nous ne sommes plus réellement et physiquement la même personne que nous étions autrefois ; si nous faisons, dis-je, cette réflexion

  1. Horace, livre Ier, ode ire, vers dernier.
  2. Cette lettre, comprise jusqu’à ce jour dans les Mélanges littéraires, ne portait pas de date, et était intitulée Lettre de consolation. Elle doit avoir été écrite après la treizième des Lettres philosophiques (voyez tome XXII, page 121) ; j’ai donc cru pouvoir la placer en 1728. (B.)