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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/422

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bien peu de chose pour un homme qui n’a point d’autre occupation. L’esprit, plié depuis longtemps aux belles-lettres, s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin. Ce qui est seulement à craindre, c’est qu’on ne fasse avec faiblesse ce qu’on ferait avec force dans la santé. L’esprit est peut-être aussi juste, au milieu des souffrances du corps ; mais il peut manquer de chaleur : aussi, dès que je sentirai ma machine totalement épuisée, il faudra bien renoncer aux ouvrages d’imagination ; alors je jouirai de l’imagination des autres, j’étudierai les autres parties de la littérature qui ne demandent qu’un peu de jugement et une application modérée ; je ferai avec les lettres ce que l’on fait avec une vieille maîtresse, pour laquelle on change son amour en amitié.

Linant, qui se porte bien, et qui est dans la fleur de l’âge, devrait bientôt prendre ma place ; mais il paraît que sa vocation n’est pas trop décidée. Cette tragédie[1] promise depuis deux ans, à peine commencée, est abandonnée. Il renonce aux talents de l’imagination pour ne rien apprendre ; il devient, avec de l’esprit et du goût, inutile aux autres et à soi-même. Sa vue ne lui permet pas, dit-il, d’écrire ; son bégaiement l’empêche de lire pour les autres. De quelle ressource sera-t-il donc ? Et que faire pour lui, s’il ne fait rien ? Son malheur est d’avoir l’esprit au-dessus de son état, et de n’avoir pas le talent de s’en tirer. Il eût mieux valu pour lui cent fois de rester chez sa mère que de venir ici pour se dégoûter de sa profession sans en savoir prendre aucune. Vous serez responsable à Dieu d’en avoir voulu faire un homme du monde ; vous l’avez jeté dans un train où il ne peut se tenir ; vous lui avez donné une vanité qu’il ne peut justifier, et qui le perdra. Il aurait raison s’il avait dix mille livres de rente ; mais, n’ayant rien, il a tort.

M. de Formont doit avoir reçu douze exemplaires du Charles XII de Hollande. Je vais lui écrire. Je l’embrasse tendrement.

Adieu ; je souffre cruellement. Vale, et me ama.


385. — À M. DE MONCRIF.

Je vous envoyai, mon cher ami, la petite carte, il y a quelques jours, pour vous signifier combien je prends part à tout ce qui

  1. Voyez la note de la lettre 356.