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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/457

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veux pas que mes ennemis puissent jamais en avoir la moindre connaissance. Au mot d’ennemis, je ne peux m’empêcher de faire une réflexion bien triste ; c’est que leur haine, dont je n’ai jamais connu la cause, est la seule récompense que j’aie eue pour avoir cultivé les lettres pendant vingt années. Voilà tout ce que l’on gagne dans ce métier aimable et dangereux : une réputation chimérique, et des persécutions réelles. On est envié, comme si on était puissant et heureux ; et, dans le même temps, on est accablé sans ressource. La profession des lettres, si brillante, et même si libre sous Louis XIV, le plus despotique de nos rois, est devenue un métier d’intrigues et de servitude. Il n’y a point de bassesse qu’on ne fasse pour obtenir je ne sais quelles places ou au sceau, ou dans des académies ; et l’esprit de petitesse et de minutie est venu au point que l’on ne peut plus imprimer que des livres insipides. Les bons auteurs du siècle de Louis XIV n’obtiendraient pas de privilège. Boileau et La Bruyère ne seraient que persécutés. Il faut donc vivre pour soi et pour ses amis, et se bien donner de garde de penser tout haut, ou bien aller penser en Angleterre ou en Hollande.

J’ai relu M. Locke, depuis que je ne vous ai vu. Si cet homme-là avait eu le malheur d’être en France, nous n’aurions peut-être pas ce chef-d’œuvre de raison et de sagesse. C’est bien dommage qu’il n’ait pas encore pris plus de liberté, et que sa modération ait étranglé des vérités qui ne demandaient qu’à sortir de sa plume. J’ai osé m’amuser à travailler après lui. J’ai voulu me rendre compte à moi-même de mon existences[1], et voir si je pouvais me faire quelques principes certains. Il serait bien doux, mon cher Formont, de marcher dans ces terres inconnues, avec un aussi bon guide que vous, et se délasser de ses recherches avec des poèmes dans le goût de l’Arioste : car, malheur à la raison, si elle ne badine quelquefois avec l’imagination ! Il y a une dame à Paris, qui se nomme Émilie, et qui, en imagination et en raison, l’emporte sur des gens qui se piquent de l’une et de l’autre. Elle entend Locke bien mieux que moi. Je voudrais bien que vous rencontrassiez cette philosophe ; elle mérite que vous l’alliez chercher.

Je vous envoie une bonne leçon de l’Èpître à Émilie. Mandez-moi, je vous prie, si vous avez rencontré Moncrif, et pourquoi il s’est brouillé avec son prince. Adieu ; je vous aime pour la vie.

  1. Voyez le Traité de Métaphysique, tome XXII, page 189.