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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/564

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faut pas exiger de goût de lui ; mais je devais en attendre, au moins, plus de reconnaissance. Les auteurs faméliques sont pardonnables s’ils déchirent leurs amis, ce n’est que par nécessité. Ce sont des anthropophages qui réservent pour le dernier celui à qui ils ont le plus d’obligations. Envoyez, je vous prie, la scène de Shakespeare à notre ami Formont, et qu’il m’en dise un peu son avis.

Adieu, mon aimable ami ; il faudrait, pour que je fusse entièrement heureux, que vous vinssiez quelque jour à Cirey. Émilie vous fait mille compliments. Linant commence une tragi-comédie ; puisse-t-il l’achever !


520. — Á M. THIERIOT.
Cirey, 3 novembre.

Ami des arts, sage voluptueux,
Languissamment assis au milieu d’eux,
Juge éclairé, sans orgueil, sans envie,
Chez Pollion vous passez votre vie,
Heureux par lui, si l’on peut être heureux.
Moi, je le suis, mais c’est par Émilie :
Mon cœur s’épure au feu de son génie.
Ah ! croyez-moi, j’habite au haut des cieux ;
J’y resterai : j’ose au moins le prétendre ;
Mais si d’un ciel et si pur et si doux
Chez les humains il me fallait descendre,
Ce ne serait que pour vivre avec vous.

Nous avons ici le marquis Algarotti, jeune homme qui sait les langues et les mœurs de tous les pays, qui fait des vers comme l’Arioste, et qui sait son Locke et son Newton ; il nous lit des dialogues qu’il a faits sur des parties intéressantes de la philosophie : moi qui vous parle, j’ai fait aussi mon petit cours de métaphysique, car il faut bien se rendre compte à soi-même des choses de ce monde. Nous lisons quelques chants de Jeanne la Pucelle, ou une tragédie de ma façon, ou un chapitre du Siècle de Louis XIV. De là nous revenons à Newton et à Locke, non sans vin de Champagne et sans excellente chère, car nous sommes des philosophes très-voluptueux, et sans cela nous serions bien indignes de vous et de votre aimable Pollion. Voilà un compte assez exact de ma vie. Voilà ce qui fait, mon cher Thieriot, que je ne suis point avec vous ; mais comptez que ma vie en est plus douce, en sachant combien la vôtre est agréable. Mon bonheur fait bien