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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/107

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J’ai lu le poëme[1] de Linant, que l’Académie s’accoutume à couronner. Il y a du bon. Je souhaite qu’il tire de son talent plus de fortune qu’il n’en recueillera de réputation. Je ne suis plus guère en état de l’aider comme je l’aurais voulu. Un certain Michel[2], à qui j’avais confié une partie de ma fortune, s’est avisé de faire la plus horrible banqueroute que mortel financier puisse faire. C’était un receveur général des finances de Sa Majesté. Or je ne conçois que médiocrement comment un receveur général des finances peut faire banqueroute sans être un fripon. Vous, qui êtes prêtre de Thémis comme d’Apollon, vous m’expliquerez ce mystère.

Mon Dieu, mon cher ami, qu’il y a des gens malheureux dans ce monde ! Vous souvenez-vous de votre compatriote et de votre ancien camarade Lecoq ? Je viens de voir arriver chez moi une figure en linge sale, un menton de galoche, une barbe de quatre doigts : c’était Lecoq, qui traîne sa misère de ville en ville. Cela fait saigner le cœur.

On m’a envoyé le Discours[3] de votre autre compatriote Fontenelle, à l’Académie. Cela n’est pas excellent ; mais heureux qui fait des choses médiocres à quatre-vingt-cinq ans passés !

Adieu, mon cher ami. Si vous avez encore à Rouen le très-aimable Formont, dites-lui, je vous en prie, combien il me serait doux de vivre entre vous deux.


1478. ‑ À M. THIERIOT.
Le 6 novembre.

Je suis dans l’ancienne maison[4] où nous avons logé ; mais on n’y dort plus. Je suis si fatigué que je ne peux sortir. L’a-

  1. Ce poëme, intitulé les Accroissements de la Bibliothèque du roi, venait d’être couronné par l’Académie française, qui, en 1739, avait déjà adjugé le prix de poésie à Linant.
  2. Voyez la lettre 1316.
  3. En 1741 Fontenelle était membre de l’Académie française depuis un demi-siècle. Le choix, et non le sort, l’ayant désigné comme directeur pour le trimestre de juillet de la même année, il prononça, le 25 auguste, un Discours sur la circonstance même qui lui avait fait deferer cette dignité. (Cl.)
  4. Cette maison était voisine du Palais-Royal, et elle était habitée par la baronne de Fontaine-Martel quand, antérieurement à 1731, cette dame admit Thieriot chez elle, en lui payant, en outre, une pension annuelle de douze cents francs. Voltaire commença à demeurer chez la même personne en décembre 1731, et il la nomme déesse de l’hospitalité dans la lettre 237. Il ne quitta cet hotel que quelque temps après la mort de la baronne, c’est-à-dire le 15 mai 1733, pour se loger, rue de Long-Pont, vis-à-vis le portail de l’église Saint-Gervais. Voyez à ce sujet les lettres 331 et 332.