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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/549

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1927. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Le 10 novembre.

Mais mes anges sont donc au diable ? Que deviendrai-je ? Je n’ai point de leurs nouvelles. Il est trois heures après minuit ; je

    celui de mon cher Falkener. Je présente mes très-humbles respects à madame votre femme, et j’embrasse votre enfant. Vous êtes un mari vigoureux, et moi un faible garçon, aussi mal portant que lorsque vous m’avez vu, seulement plus vieux de quelque vingt ans. Cependant j’ai une sorte de conformité avec vous, car si vous êtes attaché à un héros, je suis, moi, à la suite d’un autre, mais non pas aussi près que vous. Mon roi m’a nommé gentilhomme ordinaire de sa chambre. Votre place est plus honorable et plus avantageuse ; néanmoins je suis content de la mienne, car si elle ne me donne pas un grand revenu, elle me laisse toute ma liberté, ce que je préfère aux rois. Le roi de Prusse voulut une fois me donner mille livres sterling par an pour vivre à sa cour ; je n’acceptai pas le marché, parce que la cour d’un roi n’est pas comparable à la maison d’un ami. J’ai vécu ces vingt dernières années avec les mêmes amis, et vous savez quel empire l’amitié prend sur une âme tendre et philosophe. J’éprouve un grand bonheur à vous ouvrir mon cœur et à vous rendre ainsi compte de ma conduite. Je vous dirai qu’étant nommé aussi historiographe de France, j’écris l’histoire de cette dernière guerre si funeste, qui fit tant de mal a tous les partis, et ne fit de bien qu’au roi de Prusse. Je voudrais pouvoir vous montrer ce que j’ai écrit sur ce sujet. J’espère que j’ai rendu justice à l’illustre duc de Cumberland. Mon histoire ne sera pas l’ouvrage d’un courtisan ni d’un homme partial, mais celui d’un ami de l’humanité. Quant à la tragédie de Semiramis, je vous l’enverrai dans un mois ou deux. Je me rappelle toujours avec plaisir que c’est à vous que j’ai dédié la tendre tragédie de Zaïre. Cette Sémiramis est d’un tout autre genre. J’ai essayé, malgré la difficulté de la tâche, de changer nos petits-maitres français en auditeurs athéniens. La transformation n’est pas tout à fait opéree ; cependant la pièce a été reçue avec de grands applaudissements. Elle a le sort des livres de morale, qui plaisent à beaucoup de monde sans corriger personne. Je suis maintenant, mon cher ami, à la cour du roi Stanislas, où j’ai passé quelques mois avec toute la liberté et l’agrément dont je jouissais autrefois à Wandsworth car vous savez que le roi Stanislas est une espèce de Falkener. C’est, en vérité, le meilleur homme de la terre. Mais, pour que vous n’alliez pas me prendre pour un coureur de rois et un courtisan vagabond, je vous dirai que je suis là avec le même ami dont je ne me suis jamais séparé depuis ces derniers vingt ans, Mme du Châtelet, qui commente Newton et fait imprimer maintenant ce travail en français. C’est elle qui est l’ami dont je veux parler. J’ai à Paris quelques ennemis, comme Pope en avait à Londres, et, comme lui, je les méprise. En un mot, je suis aussi heureux que ma condition me le permet :

    Excepte quod non simul esses, cætera lætus !
    Je vous envoie mille remerciements, mon très-cher et digne ami. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, et je serai pour jamais votre tout dévoué.