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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/153

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cette description un tome de leurs romans ; mais moi, historiographe, je vous dirai seulement qu’un certain prince Maurice de Nassau, gouverneur, de son vivant, de cette belle solitude, y fit presque toutes ces merveilles. Il s’est fait enterrer au milieu des bois, dans un grand diable de tombeau de fer, environné de tous les plus vilains bas-reliefs du temps de la décadence de l’empire romain, et de quelques monuments gothiques plus grossiers encore. Mais le tout serait quelque chose de fort respectable pour ces esprits profonds qui tombent en extase à la vue d’une pierre mal taillée, pour peu qu’elle ait deux mille ans d’antiquité.

Un autre monument antique, c’est le reste d’un grand chemin pavé, construit par les Romains, qui allait à Francfort, à Vienne, et à Constantinople. Le Saint-Empire, dévolu à l’Allemagne, est un peu déchu de sa magnificence ; on s’embourbe aujourd’hui en été dans l’auguste Germanie. De toutes les nations modernes, la France et le petit pays des Belges sont les seuls qui aient des chemins dignes de l’antiquité. Nous pouvons surtout nous vanter de passer les anciens Romains en cabarets, et il y a encore certains points dans lesquels nous les valons bien ; mais enfin, pour les monuments durables, utiles, magnifiques, quel peuple approche d’eux ? quel monarque fait dans son royaume ce qu’un proconsul faisait dans Nîmes et dans Arles ?


Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
Élevons nos esprits à la hauteur suprême
Des fiers enfants de Romulus :
Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
Que nous ne faisons pour nous-même.

Enfin, malgré la beauté de la situation de Clèves, malgré le chemin des Romains ; en dépit d’une tour qu’on prétend bâtie par Jules César, ou au moins par Germanicus ; en dépit des inscriptions d’une vingt-sixième légion qui était ici en quartier d’hiver ; en dépit des belles allées plantées par le prince Maurice, et de son grand tombeau de fer ; en dépit enfin des eaux minérales découvertes ici depuis peu, il n’y a guère d’affluence à Clèves. Les eaux y sont cependant aussi bonnes que celles de Spa et de Forges, et on ne peut avaler de petits atomes de fer dans un plus beau lieu. Mais il ne suffit pas, comme vous savez, d’avoir du mérite pour avoir la vogue : l’utilité et l’agréable sont ici ; mais ce séjour délicieux n’est fréquenté que par quelques