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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/22

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poésie, à qui vous faites tant d’honneur, il faudrait que vous eussiez la bonté de travailler avec moi deux heures par jour, pendant six semaines ou deux mois ; il faudrait que je fisse avec Votre Majesté des remarques critiques sur nos meilleurs auteurs. Vous m’éclaireriez sur tout ce qui est du ressort du génie, et je ne vous serais pas inutile sur ce qui dépend de la mécanique, et sur ce qui appartient au langage, et surtout aux différents styles. La connaissance approfondie de la poésie et de l’éloquence demande toute la vie d’un homme. Je n’ai fait que ce métier, et, à l’âge de cinquante-cinq ans, j’apprends encore tous les jours. Ces occupations vaudraient bien des parties de jeu, ou des parties de chasse[1]. Les amusements de Frédéric le Grand doivent être ceux de Scipion.

Si vous me permettiez alors d’entrer dans les détails, j’ose croire que vous conviendriez que la Sémiramis ancienne, dont Votre Majesté me parle[2], ne vaut rien du tout, et que le public, qui jamais ne s’est trompé à la longue ni sur les rois ni sur les auteurs, a eu très-grande raison de la réprouver. Et pourquoi l’a-t-il condamnée unanimement ? C’est que l’amour d’une mère pour son fils, cet amour qui brava les remords, est révoltant, odieux. L’amour de Phèdre avait besoin de remords, dans Euripide et dans Racine, pour trouver grâce, pour intéresser. Comment voulez-vous donc qu’on supporte l’amour d’une mère, quand d’ailleurs il joint à l’horreur d’un inceste dégoûtant la fadeur des expressions d’un amour de ruelle, jointe à un style toujours dur et vicieux ? Qu’est-ce qu’un Bélus qui parle toujours des dieux et de vertu, en faisant des actions de malhonnête homme ? Quelle conspiration que la sienne ! Comme elle est embrouillée et peu vraisemblable ! comme le roman sur lequel tout cela est bâti est mal tissu, obscur, et puéril ! Enfin quelle versification ! Voilà, sire, les raisons qui justifient notre public, depuis trente ans que cette pièce fut donnée. Comment pouvez-vous soupçonner qu’une cabale ait fait tomber cet ouvrage ? Tous les rois de la terre ne seraient pas assez puissants pour gouverner, pendant trente ans, le parterre de Paris. Passe pour quelques représentations. On ne s’acharne point contre Crébillon, en disant ainsi, avec tout le monde, que ce qui est mauvais est mauvais. On lui

  1. Le dauphin, père de Charles X, aimait beaucoup la chasse, mais en en revenant un jour, en 1755, ayant blessé mortellement son écuyer Chambors, il y renonça pour toujours. (Cl.)
  2. Voyez tome XXXVI, page 573 ; mais il doit y avoir une autre lettre sur Sémiramis, qui est perdue.