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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/240

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menacer un des juges de cette protection, et c’est un fait dont je crois que MM. Heikel et Fredersdorff[1] sont instruits. Ce n’est là, mon cher ami, qu’une petite partie des persécutions adroites et suivies que vous m’avez prédites, et que j’éprouve depuis quatre mois sans avoir proféré une seule plainte, et sans avoir jamais dit un seul mot qui ait pu offenser personne. Je ne m’étais transplanté que pour un grand homme qui daignait faire le bonheur de ma vie ; ses bontés ont excité tout d’un coup l’envie. Vous savez comme on s’est élevé contre l’amitié qui vous unit avec moi, et qui resserrait encore les liens qui m’attachent à ce grand homme : après avoir renoncé à Paris pour lui, on m’a voulu apparemment envoyer mourir à Menton.

Cependant de nouveaux désastres me sont survenus, et la maladie qui me séquestre de la société m’a achevé. Je vous prie, mon cher ami, de demander pour moi une grâce au roi : c’est de permettre que je m’établisse dans le Marquisat[2] jusqu’à la fin de mars ; j’y prendrai le petit-lait que La Mettrie et Codénius m’ont conseillé, avec des antiscorbutiques. J’ai déjà achevé ici toute l’Histoire de Louis XIV pour ce qui regarde les affaires générales. J’ai assez de matériaux pour faire au Marquisat la partie de la religion. J’achèverai d’ailleurs d’y corriger le reste de mes ouvrages dont on va commencer une nouvelle édition à Dresde. Ainsi j’aurai la plus grande consolation dans les malheurs, c’est le travail. J’aurai aussi celle de vous voir, et je me flatte que vous m’apporterez quelquefois de nouvelles productions de ce génie unique pour qui j’ai quitté tout ce que j’avais de cher au monde. Je sais que ceux qui ont voulu me perdre auprès de lui m’ont accusé de ne pas faire assez de dépense. J’ai eu ici le plaisir de rassembler pour deux mille écus de quittances, sans compter pour environ quatre mille écus de diamants et d’autres effets achetés à Berlin, quatre cents écus par mois que me coûte mon ménage à Paris, et environ dix-huit mille livres de revenu que vous savez que j’ai abandonnées, sans compter enfin le voyage d’Italie que le roi m’a permis quand je me suis donné à lui, et par lequel je vais commencer au printemps. Mon cher ami, s’il m’était permis, dis-je, de remettre à ses pieds la pension dont il m’honore, je prouverais bien à ceux qui en ont été jaloux que je ne m’attache point à lui par intérêt, et je n’en passerais pas moins assurément le peu de jours qui me restent

  1. Ancien soldat devenu valet de chambre et favori de Frédéric II.
  2. Maison de plaisance du roi de Prusse, aux portes de Potsdam.