Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Eugène, puisque vous la voulez savoir, vient d’une ode intitulée la Palinodie, qui n’est pas assurément son meilleur ouvrage. Cette petite ode était contre un maréchal de France, ministre d’État, qui avait été autrefois son protecteur. Ce ministre mariait alors une de ses filles au fils du maréchal de Villars. Celui-ci, informé de l’insulte que faisait Rousseau au beau-père de son fils, ne dédaigna pas de l’en faire punir, toute méprisable qu’elle était. Il en écrivit au prince Eugène, et ce prince retrancha à Rousseau la pension qu’il avait la générosité de lui faire encore, quoiqu’il crût avoir sujet d’être mécontent de lui, dans l’affaire qui fit passer le comte de Bonneval en Turquie[1]. Mme la maréchale de Villars, dont je serais forcé d’attester le témoignage s’il en était besoin, peut dire si je ne tâchai pas d’arrêter les plaintes de monsieur le maréchal, et si elle-même ne m’imposa pas silence en me disant que Rousseau ne méritait point de grâce. Voilà des faits, monsieur, et des faits authentiques. Cependant Rousseau crut toujours que j’avais engagé M. le maréchal de Villars à écrire contre lui au prince Eugène.

Si je ne fus pas la cause de sa disgrâce auprès de ce prince, je vous avoue que je fus cause, malgré moi, qu’il fut chassé de la maison de M. le duc d’Aremberg. Il prétendit, dans sa mauvaise humeur, que je l’avais accusé auprès de ce prince d’être en effet l’auteur des couplets pour lesquels il avait été banni de France. Il eut l’imprudence de faire imprimer dans un journal de du Sauzet cette imposture. Je me sentis obligé, pour toute explication, d’envoyer le journal à M. le duc d’Aremberg, qui chassa Rousseau sur ce seul exposé. Voilà, pour le dire en passant, ce qu’a produit la détestable et honteuse licence qu’on a prise trop longtemps en Hollande, d’insérer des libelles dans les journaux, et de déshonorer, par ces turpitudes, un travail littéraire imaginé en France pour avancer les progrès de l’esprit humain. Ce fut ce libelle qui rendit les dernières années de Rousseau bien malheureuses. La presse, il le faut avouer, est devenue un des fléaux de la société, et un brigandage intolérable.

Au reste, monsieur, je vous l’avouerai hardiment ; quoique je ne me fusse jamais ouvert à M. le duc d’Aremberg sur ce que je pensais des couplets infâmes, et de la subornation de témoins qui attirèrent à Rousseau l’arrêt dont il fut flétri en France, cependant j’ai toujours cru qu’il était coupable. Il savait que je pensais ainsi, et c’était une des grandes sources de sa haine ;

  1. Voyez tome XXII, page 350.