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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/448

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Algarotti et d’Argens viennent me voir tous les jours au château où je suis logé ; nous vivons tous trois en frères, comme de bons moines dans un couvent.

Pardonnez à mon tendre attachement si je vous rends ce compte exact de ma vie : elle devait vous être consacrée ; souffrez au moins que je vous en soumette le tableau. Mon âme, toujours dépendante de la vôtre, vous devait ce compte de l’usage que je fais de mon existence. Vous ne m’avez point parlé de M. le duc de Fronsac ni de Mlle de Richelieu ; je souhaite cependant que vous soyez un aussi heureux père que vous êtes un homme considérable par vous-même. Le bonheur domestique est, à la longue, le plus solide et le plus doux. Adieu, monseigneur ; je fais mille vœux pour que vous soyez heureux longtemps, et que je puisse en être témoin quelques moments.

Si mon camarade Le Bailli, chargé des affaires depuis la mort du caustique et ignorant Tyrconnell, m’avait averti, en me faisant tenir votre paquet, du temps où le courrier qui l’a apporté partirait, je ferais un paquet un peu plus gros, mais vous ne le recevriez qu’au bout de six semaines, parce que ce courrier va à Hambourg, et y attend longtemps les dépêches du Nord. J’ai mieux aimé me livrer au plaisir de vous écrire et de vous faire parvenir au plus tôt les tendres assurances de mon respectueux attachement, que de vous envoyer des livres que d’ailleurs vous recevriez beaucoup plus tard que ceux qui doivent être incessamment entre les mains de ma nièce pour vous être rendus.

On dit qu’une dame un peu plus belle que ma nièce a fait une comédie ; je ne crois pas que ce soit pour la faire jouer dans la rue Dauphine. Or, si une dame jeune et fraîche se contente de jouer ses pièces en société, pourquoi ma nièce, qui n’est ni fraîche ni jeune[1] veut-elle absolument se commettre avec les comédiens et le parterre, gens très-dangereux ? Un grand succès me ferait assurément beaucoup de plaisir, mais une chute me mettrait au désespoir. J’ai couru cette épineuse carrière, je ne la conseille à personne.

Je m’aperçois que j’ai encore beaucoup bavardé, après avoir cru finir ma lettre. Pardonnez cette prolixité à un homme qui compte parmi les douceurs les plus flatteuses de sa vie celle de s’entretenir avec vous et de vous ouvrir son cœur. Adieu, encore une fois, mon héros ; adieu, homme respectable, qui soutenez l’honneur de la patrie. Il me semble que je vous serais attaché

  1. Elle avait quarante-deux ans ; voyez ma note 2, tome XXXIV, page 211.