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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/182

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les Russes lui eussent donné sur les oreilles ; il n’a pas actuellement le temps d’écrire ; je le crois très-embarrassé, et, à moins d’un prodige, il faudra qu’il soit un exemple des malheurs de l’ambition ; mais, s’il succombe, il ne pourra pas au moins reprocher sa perte aux Français.

Adieu, madame ; soyez heureuse autant que vous le pourrez. Conservez votre santé, continuez à faire le charme de la société ; faites-vous lire des livres qui vous amusent. Vous ne pouvez lire l’Arioste dans sa langue, et, en cela, je vous plains beaucoup ; mais, croyez-moi, faites-vous lire la partie historique de l’Ancien Testament d’un bout à l’autre, vous verrez qu’il n’y a point de livre plus amusant. Je ne parle pas de l’édification qu’on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques, de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du style, etc.

N’oubliez pas le premier chapitre d’Ézéchiel, que personne ne lit ; mais faites-vous surtout traduire le chapitre xvi, qu’on n’a pas osé traduire fidèlement, et vous verrez que « Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu’elle a eu du poil et des tétons ; qu’il a couché avec elle, et qu’il l’a entretenue magnifiquement ; que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s’est souvent servie, quand elle était seule, de…[1] », je n’ose pas dire quoi. Et au verset 20 du chapitre xxiii, il est dit « qu’Ooliba, la bien-aimée, après avoir tâté de mille amants, a donné la préférence à ceux qui ont le talent d’un âne[2] ».

Enfin cette naïveté, que j’aime sur toute chose, est incomparable. Il n’y a pas une page qui ne fournisse de réflexions pour un jour entier. Mme du Châtelet l’avait bien commenté d’un bout à l’autre[3].

Si vous êtes assez heureuse pour prendre goût à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu’on ne peut rien vous envoyer qui en approche. Ah ! madame, que le monde est bête ! et qu’il est doux d’en être dehors ! Mais il faudrait surtout le fuir avec vous.

  1. « Et fecisti tibi imagines masculinas, et fornicata es in eis. » (V. 17.)
  2. « Et insanivit libidine super concubitum eorum, quorum carnes sunt ut carnes asinorum, et sicut fluxus equorum fluxus eorum. »
  3. Le manuscrit autographe était intitulé Examen de la Genèse et des livres du Nouveau Testament : preuves de la religion ; et formait six volumes petit in-8o. Il était dans la bibliothèque de L.-S. Auger, et a été vendu le 14 octobre 1829. (B.)