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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/23

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ments. Mme du Deffant, devenue aveugle, n’est plus qu’une ombre. Le président Hénault n’est plus qu’à la reine ; et vous, qui soutenez encore ce pauvre siècle, vous avez renoncé à Paris. S’il est ainsi, que ferais-je dans ce pays-là ? J’aurais voulu m’enterrer en Lorraine, puisque vous y êtes, et y arriver comme Triptolème, avec le semoir de M. de Châteauvieux[1]. Il m’a paru que je ferais mieux de rester où je suis. J’ai combattu les sentiments de mon cœur ; mais, quand on jouit de la liberté, il ne faut pas hasarder de la perdre. J’ai augmenté cette liberté avec mes petits domaines ; j’ai acheté le comté de Tournay, pays charmant qui est entre Genève et la France, qui ne paye rien au roi, et qui ne doit rien à Genève. J’ai trouvé le secret, que j’ai toujours cherché, d’être indépendant. Il n’y a au-dessus que le plaisir de vivre avec vous.

Les vers dont vous me parlez m’ont paru bien durs et bien faibles à la fois, et prodigieusement remplis d’amour-propre. Cela n’est ni utile ni agréable. Des phrases, de l’esprit, voilà tout ce qu’on y trouve. Oh ! qui est-ce qui n’a pas d’esprit dans ce siècle ? Mais du talent, du génie, où en trouve-t-on ? Quand on n’a que de l’esprit, avec l’envie de paraître, on fait à coup sûr un mauvais livre. Que vous êtes supérieur à tous ces messieurs-là, et que je suis fâché contre les montagnes qui nous séparent !

Mettez-moi, je vous en prie, aux pieds du roi de Pologne ; il fait du bien aux hommes tant qu’il peut. Le roi de Prusse fait plus de vers, et plus de mal au genre humain. Il me mandait l’autre jour que j’étais plus heureux que lui[2] ; vraiment, je le crois bien ; mais vous manquez à mon bonheur. Mille tendres respects.


3750. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 12 janvier.

Libre d’ambition, de soins, et d’esclavage,
Des sottises du monde éclairé spectateur,
Il se garda bien d’être acteur,
Et fut heureux autant que sage.
fuyait le vain nom d’auteur ;
Il dédaigna de vivre au temple de Mémoire,
Mais il vivra dans votre cœur :
C’est sans doute assez pour sa gloire.

  1. Michel Lullin de Châteauvieux, né à Genève en 1695, mort en 1781.
  2. Voltaire veut parler sans doute de la lettre 3689.