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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/93

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occasion-là. Il y a bien apparence que nous n’arriverons pas sans carnage à cet heureux jour.

Vous croyez qu’on n’a du courage que par honneur[1] ; j’ose vous dire qu’il y a plus d’une sorte de courage : celui qui vient du tempérament, qui est admirable pour le commun soldat ; celui qui vient de la réflexion, qui convient à l’officier ; celui qu’inspire l’amour de la patrie, que tout bon citoyen doit avoir ; enfin celui qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l’on admire dans Alexandre, dans César, dans Charles XII, et dans le grand Condé. Voilà les différents instincts qui conduisent les hommes au danger. Le péril en soi-même n’a rien d’attrayant ni d’agréable, mais on ne pense guère au risque quand on est une fois engagé.

Je n’ai pas connu Jules César, cependant je suis très-sûr que, de nuit ou de jour, il ne se serait jamais caché[2]. Il était trop généreux pour prétendre exposer ses compagnons sans partager avec eux le péril. On a des exemples même que des généraux, au désespoir de voir une bataille sur le point d’être perdue, se sont fait tuer exprès pour ne point survivre à leur honte[3].

Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflez. Je vous assure même que j’ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles, et qu’on n’y est pas aussi impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples ; je me borne à un seul.

À la bataille de Rosbach, un officier français, blessé et couché sur la place, demandait à cor et à cri un lavement ; voulez-vous bien croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer ? Un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d’une armée, cela est certainement singulier ; mais cela est vrai, et connu de tout le monde. Dans cette tragi-comédie que nous jouons, il arrive souvent des aventures bouffonnes, qui ne ressemblent à rien, et qu’une paix de mille ans ne produirait pas ; mais il faut avouer qu’elles sont cruellement achetées.

Je vous remercie de la consultation du médecin Tronchin. Je l’ai d’abord envoyée à mon frère[4], qui est à Schwedt auprès de ma sœur[5] ; je lui ai recommandé de s’attacher scrupuleusement au régime qu’on lui prescrit. Je vous prie de demander ce que Tronchin voudrait d’argent pour faire le voyage ; je ne veux rien négliger de ce que je puis contribuer à la guérison de ce cher frère ; et, quoique j’aie aussi peu de foi pour les docteurs en médecine que pour ceux en théologie, je ne pousse pas l’incrédulité jusqu’à douter des bons effets que le régime peut procurer. Je les sens moi-même. Je n’aurais pu supporter les affreuses fatigues que j’ai eues si je ne m’étais mis à une diète qui paraît sévère à tous ceux qui m’approchent. Reste à savoir si la vie vaut la peine d’être conservée par tant de soins, et si ceux--

  1. Voyez les vers de la lettre 3820.
  2. Lettre 3820.
  3. Frédéric avait pensé différemment à Molwitz.
  4. Ferdinand, nommé dans la lettre 3808. Il avait épousé, en 1755, Anne-Élisabeth-Louise de Brandebourg-Schwedt.
  5. Sophie-Dorothée de Prusse, née en janvier 1719, mariée, en 1734, à Frédéric-Guillaume, margrave de Brandebourg-Schwedt.