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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/181

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parmi nous le nom et la chose. Croyez qu’il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites. Nous n’avons point de diminutifs ; nous en avions autant que vous du temps de Marot, et de Rabelais, et de Montaigne ; mais cette puérilité nous a paru indigne d’une langue ennoblie par les Pascal, les Bîossuet, les Fénelon, les Pellisson, les Corneille, les Despréaux, les Racine, les Massillon, les La Fontaine, les La Bruyère, etc. ; nous avons laissé à Ronsard, à Marot, à du Bartas, les diminutifs badins en otte et en ette, et nous n’avons guère conservé que fleurette, amourette, fillette, grisette, grandelette, vieillotte, nabote, maisonnette, villotte ; encore ne les employons-nous que dans le style très-familier. N’imitez pas le Buonmattei[1], qui, dans sa harangue à l’Académie de la Crusca, fait tant valoir l’avantage exclusif d’exprimer corbello, corbellino, en oubliant que nous avons des corbeilles et des corbillons.

Vous possédez, monsieur, des avantages bien plus réels, celui des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en italien que nous n’en pouvons faire dix en français. La raison de cette facilité, c’est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâillements de syllabes que nous proscrivons ; c’est que tous vos mots, finissant en a, e, i, o, vous fournissent au moins vingt fois plus de rimes que nous n’en avons, et que, par-dessus cela, vous pouvez encore vous passer de rimes. Vous êtes moins asservis que nous à l’hémistiche et à la césure ; vous dansez en liberté, et nous dansons avec nos chaînes.

Mais, croyez-moi, monsieur, ne reprochez à notre langue ni la rudesse, ni le défaut de prosodie, ni l’obscurité, ni la sécheresse. Vos traductions de quelques ouvrages français prouveraient le contraire. Lisez d’ailleurs tout ce que MM. d’Olivet et Dumarsais ont composé sur la manière de bien parler notre langue ; lisez M. Duclos ; voyez avec combien de force, de clarté, d’énergie, et de grâce, s’expriment MM. d’Alemberl et Diderot. Quelles expressions pittoresques emploient souvent M. de Buffon et M. Helvétius, dans des ouvrages qui n’en paraissent pas toujours susceptibles !

Je finis cette lettre trop longue par une seule réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent par les bons livres ; et la première de toutes les langues est celle qui a le plus d’excellents ouvrages.

  1. Benuoit Buonmattei, né en 1581 à Florence, mort en 1647.