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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/420

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même le téâtre par ces déclarations d’amour qui ne sont que trop en possession de notre scène. Mais la vérité me force d’avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, et que Rotrou n’y manquait pas avant Corneille.

    également indigne du théâtre tragique. Ce défaut même va jusqu’au ridicule. Mais par quelle raison est-il impossible de lire la Bérénice de Corneille ? Par quelle raison est-elle au-dessous des pièces de Pradon, de Riupéroux, de Danchet, de Péchantré, de Pellegrin ? Et d’où vient que la Bérénice de Racine se fait lire avec tant de plaisir, à quelques fadeurs près ? d’où vient qu’elle arrache des larmes ? C’est que les vers sont bons. Ce mot comprend tout, sentiment, vérité, décence, naturel, pureté de diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles. Otez ce mérite à la divine tragédie d’Athalie, il ne lui restera rien ; ôtez ce mérite au quatrième livre de l’Ènéide et au discours de Priam à Achille dans Homère, ils seront insipides. L’abbé Dubos a très-grande raison ; la poésie ne charme que par les beaux détails. « Si tant d’amateurs savent par cœur des morceaux admirables des Horaces, de Cinna, de Pompée, de Polyeucte, de Rodogune, c’est que ces vers sont très-bien faits. Et si on ne peut lire ni Théodore, ni Pertharite, ni Don Sanche d’Aragon, ni Attila, ni Agésilas, ni Pulchérie, ni la Toison d’or, ni Suréna, etc., etc., etc., c’est que presque tous les vers en sont détestables. Il faut être de bien mauvaise foi pour s’efforcer de les excuser contre sa conscience. « Quelquefois même de misérables écrivains ont osé donner des éloges à cette foule de pièces aussi plates que barbares, parce qu’ils sentaient bien que les leurs étaient écrites dans ce goût : ils demandaient grâce pour eux-mêmes. « Ce qui m’a le plus révolté dans Corneille, c’est cette profusion de maximes atroces qui a fait dire à des sots que Corneille devait être du conseil d’État. On me dit qu’il a pris ces sentences dans Lucain ; et moi, je dis que ces sentences sont encore plus condamnables dans Lucain que dans lui. L’auteur de la Pharsale tombe d’abord dans une contradiction que l’auteur de la tragédie de Pompée ne s’est point permise : c’est de dire que Ptolémée est un enfant plein d’innocence (puer est, innocua est ætas), et de dire, quelques vers après, que Photin conseilla l’assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers et qui connaissait les tyrans.

    At melior suadere malis, et nosse tyrannos,
    Ausus Pompeium letho damnare Pothinus.

    « Mais j’ai toujours vu avec chagrin, et je l’ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes fades et horribles de scélératesse que le Photin de Lucain ; maximes d’ailleurs cent fois plus dangereuses quand elles sont récitées devant des princes, avec toute la pompe et l’illusion du théâtre, que lorsqu’une lecture froide laisse à l’esprit la liberté d’en sentir l’atrocité.

    « Je ne m’en dédis point : je ne connais rien de si affreux que ces vers :

    Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
    La timide équité détruit l’art de régner ;
    Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,
    Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
    Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
    Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

    « Vous avez vu très-judicieusement, monsieur, que non-seulement ces maximes sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais