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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/512

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sement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos moments d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire.

J’ai mis mes affaires avec vous dans la règle ordinaire et commune. Je n’en suis venu là, malgré l’abus que vous faisiez du pouvoir que je vous ai laissé par le bail, qu’après que vous avez cherché à me jouer par un second marché illusoire et sans bonne foi de votre part. Quoique j’aie en main de quoi vous mener fort loin à la Table de marbre[1], je ne l’ai pas fait jusqu’à présent, mon dessein ayant été seulement de vous contenir.

Quoique après deux années de jouissance vous m’ayez persécuté pour acheter ma terre, quoique j’aie en mes mains l’offre de cent quarante-cinq mille livres, écrite de la vôtre, et à laquelle j’avais enfin consenti (offre sur laquelle vous m’avez par bonheur manqué de parole, car je ne m’en défaisais qu’à regret) ; il n’est pas vrai, et il ne peut l’être, que le sieur Girod vous ait dit que je ruinerais Mme Denis si vous ne la payiez cinquante mille écus. Il a pu vous représenter pour lors que vous exposiez vos héritiers par les dégradations illicites que vous faisiez dans mon bois ; ce qui est vrai. Mais il sait aujourd’hui que pour ce prix, ni pour aucun autre, je ne vendrais ma terre, ne voulant rien avoir de plus à démêler avec un homme admirable, à la vérité, par l’éminence de ses talents, mais turbulent, injuste, et artificieux en affaires sans les entendre.

Quant à Mme Denis, je l’honore et l’estime. C’est un tribut que tout le monde rend à sa justesse de cœur et d’esprit, dans un pays où, sans cette malheureuse effervescence à laquelle vous vous livrez, vous auriez pu vous-même trouver une retraite paisible et jouir tranquillement de votre célébrité. Comme elle est équitable et modérée, je suis très-persuadé que ma famille n’aura aucun démêlé avec elle[2]. Si, comme vous le dites, j’avais quelque crédit, il ne serait jamais employé qu’à la servir.

Il faut être prophète pour savoir si un marché à vie est bon ou mauvais. Ceci dépend de l’événement[3]. Je désire, en vérité de très-bon cœur, que votre jouissance soit longue, et que vous puissiez continuer encore trente ans à illustrer votre siècle : car, malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très-grand homme dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu’ils contiennent.

Quand vous m’avez pressé de venir chez vous pour entrer en pourparlers (ce que j’ai fait très-volontiers, puisque votre santé ne vous permettait pas de me venir trouver) ; quand je vous ai ensuite remis ma terre de

  1. La Table de marbre était un tribunal spécial, institué pour statuer en dernier ressort sur tous délits et abus commis dans les bois, même ceux des particuliers.
  2. Après la mort de Voltaire, Mme Denis offrit 40,000 livres de dommages-intérêts pour les dégradations faites à Tournay. Il n’y eut pas de procès ; les offres furent acceptées. (Transaction de 1781.)
  3. L’événement ne fut point contre Voltaire ; il survécut d’une année au président de Brosses.