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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/192

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CORRESPONDANCE.

respectables ; votre lettre m’en convainc assez. J’aurai soin de faire un carton dans la nouvelle édition[1]. Quand on a un tort, il faut le réparer ; et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de plusieurs particuliers.

Je vous dirai, avec la même franchise, que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous pensez comme ces messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus abominable fléau de la terre ; c’est elle qui, de tous les temps, a fait égorger tant de juifs et tant de chrétiens ; c’est elle qui vous envoie encore au bûcher chez des peuples d’ailleurs estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la regardait toujours par ces côtés ; mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, où l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite, et vont se distraire à l’Opéra du spectacle affreux qu’ils ont vu sur leur chemin.

Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric ; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien, et d’arabe, était une langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez juif, puisque vous l’êtes ; vous n’égorgerez point quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas bien prononcé shiboleth[2], ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec des Madianites[3] ; mais soyez philosophe, c’est tout ce que je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte vie.

    pardonner cette critique en faveur de la vérité, qui lui est si chère, et qui ne lui est peut-être échappée que dans cette occasion. J’espère au moins qu’il me trouvera d’autant plus excusable que j’agis en faveur d’une nation entière à qui j’appartiens, et à qui je dois cette apologie.
    « J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous voir en Hollande, lorsque j’étais bien jeune. Depuis ce temps-là je me suis instruit dans vos ouvrages, qui ont, de tous temps, fait mes délices. Ils m’ont enseigné à vous combattre ; ils ont fait plus, ils m’ont inspiré le courage de vous en faire l’aveu.
    « Je suis, au delà de toute expression, avec des sentiments remplis d’estime et de vénération, etc. »
    C’est à cette lettre de Pinto que répond Voltaire. (B.)

  1. Voltaire oublia cette promesse ; il ne fît aucun changement à son article.
  2. Juges, xii, 6 ; voyez aussi tome XXX, page 143.
  3. Nombres, xxv, 6 ; voyez aussi tome XXIX, page 511.