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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/241

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teurs, mes braves gentilshommes ; il y a apparence que l’anglais porte gentlemen ou peut-être worthy gentlemen, expression qui ne renferme pas l’idée de familiarité qui est attachée dans notre langue à celle-ci, mes braves gentilhommes[1]. Vous savez d’ailleurs mieux que moi que gentleman, en anglais, ne signifie pas ce que nous entendons par gentilhomme. Vous faites dire à un des conjurés, après l’assassinat de César : L’ambition vient de payer ses dettes[2] ; cela est ridicule en français, et je ne doute point que cela ne soit fidèlement traduit ; mais cette façon de parler est-elle ridicule en anglais ? je m’en rapporte à vous pour le savoir. Si je disais de quelqu’un qui est mort : Il a payé ses dettes à la nature, je m’exprimerais ridiculement ; cependant la phrase latine correspondante, Naturæ solvit debitum, n’aurait rien de répréhensible. Vous sentez bien, mon cher maître, que je ne fais en tout ceci que vous proposer mes doutes ; je sais très-médiocrement l’anglais ; je n’ai point l’original sous les yeux ; la présomption est pour vous à tous égards, et moi-même tout le premier je parierais pour vous contre moi ; mais comme l’anglais et le français sont deux langues vivantes, et dans lesquelles par conséquent on connaît parfaitement ce qui est bas ou noble, propre ou impropre, sérieux ou familier, il est très-important que dans votre traduction vous ayez conservé partout le caractère de l’original dans chaque phrase, afin que les Anglais ne vous reprochent pas ou d’ignorer la valeur des expressions dans leur langue, ou d’avoir défiguré leur idole, pour ne pas dire leur magot.

J’ai lu aussi dans l’imprimé la fin des notes sur Cinna. Le ton m’en paraît convenable, et beaucoup mieux que dans les notes manuscrites. Vous pouvez tout dire, et vous ferez même très-bien ; il ne s’agit que de la manière.

J’ai lu à l’Académie française, le jour de la Saint-Louis, un morceau sur la poésie[3], et principalement sur l’ode : les partisans de Rousseau (qui n’en a plus guère) ne seront pas trop contents de moi, car j’ai osé dire que ce poète pensait peu, et que chez lui la partie du sentiment est nulle. Comme rien n’est plus vrai, les clameurs que cette décision pourra exciter ne m’inquiètent guère, d’autant que Rousseau n’a pas encore, comme Corneille, les honneurs de l’apothéose. J’ai trouvé occasion, dans le même écrit, de vous rendre la justice que vous méritez, à l’occasion de l’usage de la philosophie dans la poésie, genre de mérite rare et précieux que vous seul avez eu parmi nous.

Qu’est-ce qu’un Éloge de Crébillon[4], ou plutôt une satire sous le nom d’éloge, qu’on vous attribue ? Quoique je pense absolument comme l’auteur de cette brochure sur le mérite de Crébillon, je suis très-fâché qu’on ait choisi le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son cadavre ; il fallait le laisser pourrir de lui-même, et cela n’eut pas été long.

  1. Voyez tome VII, page 466.
  2. Voyez ibid., page 481.
  3. Réflexions sur la poésie, avec une suite.
  4. Il est de Voltaire ; voyez tome XXIV, page 345.