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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/305

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5096. — À M. PIERRE ROUSSEAU[1],
à bouillon.
Au château de Ferney en Bourgogne, par Genève,
28 novembre.

Ce que vous m’apprenez, monsieur, me surprend beaucoup, si pourtant quelque chose dans ce monde doit nous surprendre. Je vous croyais à l’abri de tout dans le pays des Ardennes, et au milieu des rochers.

Je m’imaginais que M. le duc de Bouillon y était absolument le maître, et en état de vous favoriser. Vous me paraissiez avoir sa protection ; je ne vois pas ce qui a pu vous l’ôter. Si vous m’aviez averti plus tôt, j’aurais tâché de vous être utile ; il aurait été peut-être plus convenable à vos intérêts que vous eussiez accepté le château que je vous offrais dans le voisinage de Genève. Vous y auriez joui de la plus grande indépendance, et vous auriez eu les débouchés les plus sûrs pour le débit de votre Journal[2] ; mais votre dernier naufrage vous a conduit dans un port qui est bien au-dessus de tout ce que je pouvais vous offrir : vous n’auriez eu chez moi que de la liberté, et vous avez à Manheim la protection d’un prince aussi éclairé que bienfaisant. Heureusement pour vous il n’y a dans le Palatinat que des jésuites allemands qui n’entendent pas le français, et qui ne savent que boire. Ne doutez pas que je n’aie l’honneur d’écrire à Son Altesse électorale tout ce que je pense de vous et de votre journal. Je n’ai point ici la tragédie d’Olympie ; je l’ai envoyée à un de mes amis, dans le dessein de la corriger encore. Elle a servi aux amusements de monseigneur l’électeur palatin ; elle a même servi aux miens. Je l’ai fait jouer sur mon petit théâtre de Ferney ; mais ce n’est pas assez de s’amuser, il faut tâcher de bien faire, et cela est prodigieusement difficile. Je suis fâché qu’un autre prince[3] dont vous parlez vous ait pris pour un whig, et qu’il ait cassé vos vitres ; on s’attendait autrefois qu’il casserait celles de Londres. Il paraît que les temps sont bien changés, et qu’il l’est encore davantage. Les horribles malheurs qu’il a essuyés doivent, ce me semble, consoler les particuliers qui ont à se plaindre de la fortune. Je m’intéresse extrêmement, monsieur, à tous les chagrins que vous avez essuyés ; et si mon faible suf-

  1. L’original est à Bruxelles, Bibliothèque royale, mst 11582.
  2. Le Journal encyclopédique ; voyez la note, tome XXIV, page 108.
  3. Le roi de Prusse Frédéric le Grand.