Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/52

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Et je sens plus que personne cette énorme difficulté. Je reprendrai sans doute un certain Cassandre en sous-œuvre tant que je pourrai. Je suis trop heureux que vous ayez daigné m’encourager un peu. Vous trouvez dans le fond que je ressemble à ces vieux débauchés qui ont des maîtresses à soixante-dix ans ; mais qu’a-t-on de mieux à faire ? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu’au dernier moment ? n’est-ce pas un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme ? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge ; que ferez-vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents ? Cela m’embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse dans l’âme un grand vide, qu’il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré ; mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre. On dit que vous donnez tous les jours de grands dîners. Eh ! mon Dieu, à qui ? J’ai du moins des philosophes dans mon canton. Pour que la vie soit agréable, il faut fari quæ sentias[1]. Contrainte et ennui sont synonymes.

Vous ne vous douteriez pas que j’ai fait une perte dans l’impératrice de Russie[2] : la chose est pourtant ainsi ; mais il faut se consoler de tout. La vie est un songe ; rêvons donc le plus gaiement que nous pourrons. Ce n’est pas un rêve quand je vous dis que je suis enchanté des bontés de Votre Éminence, que je suis son plus passionné partisan, plein d’un tendre respect pour elle.


4839. — À M. COLINI.
Aux Délices, 12 février.

Mon cher Colini, avez-vous autant de vent et de neige que nous en avons ici ? Plus je vis, moins je m’accoutume à ces maudits climats septentrionaux ; je m’en irais en Égypte, comme le bonhomme Joseph, si je n’avais pas ici famille et affaires.

J’ai envoyé à Son Altesse électorale une tragédie que j’avais faite en six jours, pour la rareté du fait ; mais je la supplie de la jeter au feu. Je l’ai corrigée avec le plus grand soin, et je la crois à présent moins indigne de lui être présentée.

Algarotli et Goldoni me flattent qu’ils seront à Ferney au

  1. Horace, livre I, épître iv, vers 9.
  2. Elle avait souscrit pour deux cents exemplaires à l’édition du Théâtre de Pierre Corneille avec des commentaires ; voyez lettre 4762.