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épouses. » Tel est l’amour humain. On aime seulement ce qu’on peut manger. Quand quelque chose cesse d’être comestible, on ne l’aime plus et on l’abandonne à quiconque peut à son tour y trouver un aliment. L’amour humain est limité par les transformations. Il peut m’arriver une chose telle qu’aucun de ceux qui m’aiment ne fasse plus la moindre attention à moi. Pour ceux qui m’aiment, je ne suis pas un bien ; à l’occasion de moi ils jouissent de quelque chose qui n’est pas moi.

Il dépend seulement de mon désir que ce quelque chose soit de la boue ou Dieu.

L’amour humain n’est pas inconditionnel. J’aime un fruit, mais je ne l’aime plus une fois qu’il est pourri.

Je peux devenir beaucoup plus chère aux vautours qu’à n’importe quel être humain, et n’importe quel être humain, l’être le plus chéri, peut devenir beaucoup plus cher aux vautours qu’à moi.

Il y a deux lignes dans l’Iliade qui expriment avec une force inégalable la misérable limitation de l’amour humain. L’une

« eux à terre
Gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu’à leurs épouses »

L’autre :

« Mais elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée des larmes. »

Il n’est pas vrai que l’amour humain soit plus fort que la mort. La mort est beaucoup plus forte. Il est soumis à la mort.

Aimer ce qui est vivant est facile. Il est difficile d’aimer ce qui est mort. L’amour d’un mort n’est pas soumis à la mort ; l’objet n’en peut mourir. Mais un tel amour, s’il est amour et non pas rêve, est surnaturel. L’amour de Niobé est l’amour humain, l’amour d’Électre est l’amour surnaturel. Et pourtant Électre a dû se souvenir de manger… ?

La mort d’un être aimé est horrible parce qu’elle révèle la vérité sur la nature de l’amour qu’on lui portait. Parce qu’elle révèle qu’on ne lui portait pas un amour plus fort que la mort.