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Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/218

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ces gens ne s’attachent-ils pas au beau authentique, mais à une imitation mauvaise ? Car, comme il y a un art divin, il y a un art démoniaque. C’est celui-là sans doute qu’aimait Néron. Une grande partie de notre art est démoniaque.

Un amateur passionné de musique peut fort bien être un homme pervers — mais je le croirais difficilement de quelqu’un qui a soif de chant grégorien.

Il faut bien que nous ayons commis des crimes qui nous ont rendus maudits, puisque nous avons perdu toute la poésie de l’univers.

L’art n’a pas d’avenir immédiat parce que tout art est collectif et qu’il n’y a plus de vie collective (il n’y a que des collectivités mortes), et aussi à cause de cette rupture du pacte véritable entre le corps et l’âme. L’art grec a coïncidé avec les débuts de la géométrie et avec l’athlétisme, l’art du Moyen Âge avec l’artisanat, l’art de la Renaissance avec les débuts de la mécanique, etc… Depuis 1914, il y a une coupure complète. La comédie même est à peu près impossible : il n’y a place que pour la satire (quand a-t-il été plus facile de comprendre Juvénal) ? L’art ne pourra renaître que du sein de la grande anarchie — épique sans doute, parce que le malheur aura simplifié bien des choses… Il est donc bien inutile de ta part d’envier Vinci ou Bach. La grandeur, de nos jours, doit prendre d’autres voies. Elle ne peut d’ailleurs être que solitaire, obscure et sans écho… (or, pas d’art sans écho).