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Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/226

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LE GROS ANIMAL[1]

Le gros animal est le seul objet d’idolâtrie, le seul ersatz de Dieu, la seule imitation d’un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est moi.

Si l’on pouvait être égoïste, ce serait bien agréable. Ce serait le repos. Mais littéralement on ne peut pas.

Il m’est impossible de me prendre pour fin, ni par suite de prendre pour fin mon semblable, puisqu’il est mon semblable. Ni aucun objet matériel, car la matière est encore moins capable de recevoir la finalité que les êtres humains.

Une seule chose ici-bas peut être prise pour fin, car elle possède une espèce de transcendance à l’égard de la personne humaine : c’est le collectif. Le collectif est l’objet de toute idolâtrie, c’est lui qui nous enchaîne à la terre. L’avarice : l’or est du social. L’ambition : le pouvoir est du social. La science, l’art aussi. Et l’amour ? L’amour fait plus ou moins exception ; c’est pourquoi on peut aller à Dieu par l’amour, non par l’avarice ou

  1. Sur l’origine de ce mythe, cf. Platon, République, liv. VI. — Adorer le « gros animal », c’est penser et agir conformément aux préjugés et aux réflexes de la foule, au détriment de toute recherche personnelle de la vérité et du bien (Note de l’Éditeur).