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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/101

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Nous naissons et vivons dans le mensonge. Il ne nous est donné que des mensonges. Même nous-mêmes ; nous croyons nous voir nous-mêmes, et nous ne voyons que l’ombre de nous-mêmes. Connais-toi toi-même : précepte impraticable dans la caverne. Nous ne voyons que de l’ombre de fabriqué. Ce monde où nous sommes et dont nous ne voyons que des ombres (des apparences), est une chose artificielle, un jeu, un simulacre. Opposition à bien considérer. L’être qui est vraiment être, le monde intelligible, est produit par le Bien suprême, il en émane. Le monde matériel est fabriqué.

Il est impossible de mettre une plus grande distance entre notre univers et Dieu.

(Ce monde matériel, soit dit en passant, est dans le monde intelligible, lequel est infiniment plus vaste. On ne peut pas être plus éloigné que Platon du pan théisme, de mettre Dieu dans le monde.)

Nous naissons et vivons dans la passivité. Nous ne bougeons pas. Les images passent devant nous et nous les vivons. Nous ne choisissons rien. Ce que nous vivons, à chaque instant, c’est ce qui nous est donné par le montreur de marionnettes. (On ne nous dit rien sur lui… Prince de ce monde ?) Nous n’avons absolument aucune liberté. On est libre après la conversion (pendant déjà) ; non pas avant. Comme disait Maine de Biran, nous sommes modifiés.

Les cinémas parlants ressemblent assez à cette caverne. Cela montre combien nous aimons notre dégradation.

Nous naissons et vivons dans l’inconscience. Nous ne connaissons pas notre misère. Nous ne savons pas que nous sommes châtiés, que nous sommes dans le mensonge, que nous sommes passifs, ni, bien entendu, que nous sommes inconscients. Exactement ce qui se produirait si l’histoire était littéralement vraie. De tels captifs s’attacheraient de toute leur âme à leur captivité. C’est toujours l’effet de la dégradation du malheur : l’âme y colle au point de ne plus pouvoir s’en détacher (ersatz de résignation). Et c’est l’effet