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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/22

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Quand, hors de tout combat, un étranger faible et sans armes supplie un guerrier, il n’est pas de ce fait condamné à mort ; mais un instant d’impatience de la part du guerrier suffirait à lui ôter la vie. C’est assez pour que sa chair perde la principale propriété de la chair vivante. Un morceau de chair vivante manifeste la vie avant tout par le sursaut ; une patte de grenouille, sous le choc électrique, sursaute ; l’aspect proche ou le contact d’une chose horrible ou terrifiante fait sursauter n’importe quel paquet de chair, de nerfs et de muscles. Seul, un pareil suppliant ne tressaille pas, ne frémit pas ; il n’en a plus licence ; ses lèvres vont toucher l’objet pour lui le plus chargé d’horreur :


On ne vit pas entrer le grand Priam. Il s’arrêta,
Étreignit les genoux d’Achille, baisa ses mains,
Terribles, tueuses d’hommes, qui lui avaient massacré tant de fils.


Le spectacle d’un homme réduit à ce degré de malheur glace à peu près comme glace l’aspect d’un cadavre :


Comme quand le dur malheur saisit quelqu’un, lorsque dans son pays
Il a tué, et qu’il arrive à la demeure d’autrui,
De quelque riche ; un frisson saisit ceux qui le voient ;
Ainsi Achille frissonna en voyant le divin Priam.
Les autres aussi frissonnèrent, se regardant les uns les autres.


Mais ce n’est qu’un moment, et bientôt la présence même du malheureux est oubliée :


Il dit. L’autre, songeant à son père, désira le pleurer ;
Le prenant par le bras, il poussa un peu le vieillard.
Tous deux se souvenaient, l’un d’Hector tueur d’hommes,
Et il fondait en larmes aux pieds d’Achille, contre la terre ;