Aller au contenu

Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/37

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’enferme chaque minute, la pensée devient incapable de passer d’un jour à son lendemain sans traverser l’image de la mort. L’esprit est alors tendu comme il ne peut souffrir de l’être que peu de temps ; mais chaque aube nouvelle amène la même nécessité ; les jours ajoutés aux jours font des années. L’âme souffre violence tous les jours. Chaque matin l’âme se mutile de toute aspiration, parce que la pensée ne peut pas voyager dans le temps sans passer par la mort. Ainsi la guerre efface toute idée de but, même l’idée des buts de la guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre. La possibilité d’une situation si violente est inconcevable tant qu’on n’y est pas ; la fin en est inconcevable quand on y est. Ainsi l’on ne fait rien pour amener cette fin. Les bras ne peuvent pas cesser de tenir et de manier les armes en présence d’un ennemi armé ; l’esprit devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute capacité de rien combiner à cet effet. Il est occupé tout entier à se faire violence. Toujours parmi les hommes, qu’il s’agisse de servitude ou de guerre, les malheurs intolérables durent par leur propre poids et semblent ainsi du dehors faciles à porter ; ils durent parce qu’ils ôtent les ressources nécessaires pour en sortir.

Néanmoins l’âme soumise à la guerre crie vers la délivrance ; mais la délivrance même lui apparaît sous une forme tragique, extrême, sous la forme de la destruction. Une fin modérée, raisonnable, laisserait à nu pour la pensée un malheur si violent qu’il ne peut être soutenu même comme souvenir. La terreur, la douleur, l’épuisement, les massacres, les compagnons détruits, on ne croit pas que toutes ces choses puissent cesser de mordre l’âme si l’ivresse de la force n’est venue les noyer. L’idée qu’un effort sans limites pourrait n’avoir apporté qu’un profit nul ou limité fait mal.


Quoi ? Laissera-t-on Priam, les Troyens, se vanter
De l’Argienne Hélène, elle pour qui tant de Grecs
Devant Troie ont péri loin de la terre natale ?
Quoi ? Tu désires que la cité de Troie aux larges rues,