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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/39

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Je suis à tes genoux, Achille ; aie égard à moi, aie pitié ;
Je suis là comme un suppliant, ô fils de Zeus, digne d’égard.
Car chez toi le premier j’ai mangé le pain de Démèter,
Ce jour où tu m’as pris dans mon verger bien cultivé.
Et tu m’as vendu, m’envoyant loin de mon père et des miens,
À Lemnos sainte ; on t’a donné pour moi une hécatombe.
Je fus racheté pour trois fois plus ; cette aurore est pour moi
Aujourd’hui la douzième, depuis que je suis revenu dans Ilion,
Après tant de douleurs. Me voici encore entre tes mains
Par un destin funeste. Je dois être odieux à Zeus le père
Qui de nouveau me livre à toi ; pour peu de vie ma mère
M’a enfanté, Laothoè, fille du vieillard Altos


Quelle réponse accueille ce faible espoir !


Allons, ami, meurs aussi, toi ! Pourquoi te plains-tu tellement ?
Il est mort aussi, Patrocle, et il valait bien mieux que toi
Et moi, ne vois-tu pas comme je suis beau et grand ?
Je suis de noble race, une déesse est ma mère ;
Mais aussi sur moi sont la mort et la dure destinée.
Ce sera l’aurore, ou le soir, ou le milieu du jour,
Lorsqu’à moi aussi par les armes on arrachera la vie


Il faut, pour respecter la vie en autrui quand on a dû se mutiler soi-même de toute aspiration à vivre, un effort de générosité à briser le cœur. On ne peut supposer aucun des guerriers d’Homère capable d’un tel effort, sinon peut-être celui qui d’une certaine manière se trouve au centre du poème, Patrocle, qui « sut être doux envers tous », et dans l’Iliade ne commet rien de brutal ou de cruel. Mais combien connaissons-nous d’hommes, en plusieurs milliers d’années d’histoire, qui aient fait preuve d’une si divine générosité ? Il est douteux qu’on puisse en nommer deux ou trois. Faute de cette générosité, le soldat vainqueur est comme un fléau de la nature ;