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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/47

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subordination est la même chez tous les mortels, quoique l’âme la porte diversement selon le degré de vertu. Nul dans l’Iliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident. L’Odyssée semble n’être qu’une excellente imitation, tantôt de l’Iliade, tantôt de poèmes orientaux ; l’Énéide est une imitation qui, si brillante qu’elle soit, est déparée par la froideur, la déclamation et le mauvais goût. Les chansons de geste n’ont pas su atteindre la grandeur faute d’équité ; la mort d’un ennemi n’est pas ressentie par l’auteur et le lecteur, dans la Chanson de Roland, comme la mort de Roland.

La tragédie attique, du moins celle d’Eschyle et de Sophocle, est la vraie continuation de l’épopée. La pensée de la justice l’éclaire sans jamais y intervenir ; la force y apparaît dans sa froide dureté, toujours accompagnée des effets funestes auxquels n’échappe ni celui qui en use ni celui qui la souffre ; l’humiliation de l’âme sous la contrainte n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié facile, ni proposée au mépris ; plus d’un être blessé par la dégradation du malheur y est offert à l’admiration. L’Évangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Iliade en est la première ; l’esprit de la Grèce s’y laisse voir non seulement en ce qu’il y est ordonné de rechercher à l’exclusion de tout autre bien « le royaume et la justice de notre Père céleste », mais aussi en ce que la misère humaine y est exposée, et cela chez un être divin en même temps qu’humain. Les récits de la Passion montrent qu’un esprit divin, uni à la chair, est altéré par le malheur, tremble devant la souffrance et la mort, se sent, au fond de la détresse, séparé des hommes et de Dieu. Le sentiment de la misère humaine leur donne cet accent de simplicité qui est la marque du génie grec, et qui fait