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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/102

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présent à l’esprit que, si l’oppression est une nécessité de la vie sociale, cette nécessité n’a rien de providentiel. Ce n’est pas parce qu’elle devient nuisible à la production que l’oppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de l’histoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que l’oppression cesse d’être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait qu’il n’y aurait plus aucun obstacle à la suppression de l’esclavage si l’on pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté d’anticiper sur l’avenir de l’espèce humaine, n’a fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les hommes étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis l’époque de l’Iliade jusqu’à nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. L’élévation du rendement de l’effort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n’intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l’existence sociale est déterminée par les rapports entre l’homme et la nature établis par la