Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/116

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Mais ce qui est plus miraculeux encore, c’est la coordination des travaux. Tout niveau un peu élevé de la production suppose une coopération plus ou moins étendue ; et la coopération se définit par le fait que les efforts de chacun n’ont de sens et d’efficacité que par leur rapport et leur exacte correspondance avec les efforts de tous les autres, de manière que tous les efforts forment un seul travail collectif. Autrement dit, les mouvements de plusieurs hommes doivent se combiner à la manière dont se combinent les mouvements d’un seul homme. Mais comment cela se peut-il ? Une combinaison ne s’opère que si elle est pensée ; or un rapport ne se forme jamais qu’à l’intérieur d’un esprit. Le nombre deux pensé par un homme ne peut s’ajouter au nombre deux pensé par un autre homme pour former le nombre quatre ; de même la conception qu’un des coopérateurs se fait du travail partiel qu’il accomplit ne peut se combiner avec la conception que chacun des autres se fait de sa tâche respective pour former un travail cohérent. Plusieurs esprits humains ne s’unissent point en un esprit collectif, et les termes d’âme collective, de pensée collective, si couramment employés de nos jours, sont tout à fait vides de sens. Dès lors, pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu’ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l’exprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »

Dans l’organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l’effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l’oppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d’hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il n’a