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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/121

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pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de n’être plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d’autrui ; l’homme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, l’esclave romain perpétuellement tendu vers les ordres d’un surveillant armé d’un fouet, l’ouvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d’arithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et l’homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable d’établir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, c’est-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, il suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique qu’imprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, mais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, l’accomplissement de n’importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d’efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l’être la combinaison de chiffres par laquelle s’opère la solution d’un problème lorsqu’elle procède de la réflexion. L’homme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa