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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/135

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et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné ; là l’individu dépasse la collectivité autant que quelque chose dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trouvant seul en face de lui-même ; les collectivités ne pensent point. Il est vrai que la pensée ne constitue nullement une force par elle-même. Archimède a été tué, dit-on, par un soldat ivre ; et si on l’avait mis à tourner une meule sous le fouet d’un surveillant d’esclaves, il aurait tourné exactement de la même manière que l’homme le plus épais. Dans la mesure où la pensée plane au-dessus de la mêlée sociale, elle peut juger, mais non pas transformer. Toutes les forces sont matérielles ; l’expression de force spirituelle est essentiellement contradictoire ; la pensée ne peut être une force que dans la mesure où elle est matériellement indispensable. Pour exprimer la même idée sous un autre aspect, l’homme n’a rien d’essentiellement individuel, n’a rien qui lui soit absolument propre, si ce n’est la faculté de penser ; et cette société dont il dépend étroitement à chaque instant de son existence dépend en retour quelque peu de lui dès le moment où elle a besoin qu’il pense. Car tout le reste peut être imposé du dehors par la force, y compris les mouvements du corps, mais rien au monde ne peut contraindre un homme à exercer sa puissance de pensée, ni lui soustraire le contrôle de sa propre pensée. Si l’on a besoin qu’un esclave pense, il vaut mieux lâcher le fouet ; sinon l’on a bien peu de chances d’obtenir des résultats de bonne qualité. Ainsi, si l’on veut former, d’une manière purement théorique, la conception d’une société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant qu’individus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle n’interviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée claire, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-