Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/139

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lieu qu’il est beau de voir une poignée d’ouvriers du bâtiment, arrêtés par une difficulté, réfléchir chacun de son côté, indiquer divers moyens d’action, et appliquer unanimement la méthode conçue par l’un d’eux, lequel peut indifféremment avoir ou ne pas avoir une autorité officielle sur les autres. Dans de pareils moments l’image d’une collectivité libre apparaît presque pure. Quant au rapport entre la nature du travail et la condition du travailleur, il est évident, lui aussi, dès qu’on jette un coup d’œil sur l’histoire ou sur la société actuelle ; même les esclaves antiques étaient traités avec égards lorsqu’on les employait comme médecins ou comme pédagogues. Mais toutes ces remarques ne portent encore que sur des détails. Une méthode qui permettrait d’aboutir à des vues d’ensemble concernant les diverses organisations sociales en fonction des notions de servitude et de liberté serait plus précieuse.

Il faudrait tout d’abord dresser quelque chose comme une carte de la vie sociale, carte dans laquelle seraient indiqués les points où il est indispensable que la pensée s’exerce, et par suite, si l’on peut ainsi parler, les zones d’influence de l’individu sur la société. On peut distinguer trois manières dont la pensée peut intervenir dans la vie sociale ; elle peut élaborer des spéculations purement théoriques, dont des techniciens appliqueront ensuite les résultats ; elle peut s’exercer dans l’exécution ; elle peut s’exercer dans le commandement et la direction. Dans tous les cas, il ne s’agit que d’un exercice partiel et pour ainsi dire mutilé de la pensée, puisque jamais l’esprit n’y embrasse pleinement son objet ; mais c’est assez pour que ceux qui sont obligés de penser lorsqu’ils s’acquittent de leur fonction sociale conservent mieux que les autres la forme humaine. Cela n’est pas vrai seulement des opprimés, mais de tous les degrés de l’échelle sociale. Dans une société fondée sur l’oppression, ce ne sont