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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/176

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la sanction suprême de toute autorité, peut devenir beaucoup plus maniable que la matière inerte. Aussi longtemps qu’il y aura une hiérarchie sociale, quelle que puisse être d’ailleurs cette hiérarchie, ceux d’en bas devront lutter et lutteront pour ne pas perdre tous les droits d’un être humain. D’autre part, la résistance de ceux d’en haut aux efforts surgis d’en bas, si elle est naturellement moins sympathique, repose du moins sur des motifs concrets. D’abord, sauf le cas d’une générosité assez rare, les privilégiés préfèrent nécessairement garder intacts leurs privilèges matériels et moraux. Et surtout ceux qui sont investis des fonctions de commandement ont pour mission de défendre l’ordre indispensable à toute vie sociale, et le seul ordre possible à leurs yeux est celui qui existe. Ils ont raison dans une certaine mesure, car jusqu’à ce qu’un nouvel ordre soit établi en fait, personne ne peut affirmer qu’il sera possible ; c’est précisément pourquoi un progrès social petit ou grand n’est possible que si la pression d’en bas est assez forte pour imposer en fait des conditions nouvelles aux rapports sociaux. Il s’établit ainsi continuellement, entre la pression d’en bas et la résistance d’en haut, un équilibre instable qui définit à chaque instant la structure d’une société. Mais la rencontre de ces deux efforts opposés n’est pas une guerre, même s’il arrive que çà ou là il coule un peu de sang. Les colères y sont inévitables, mais non la haine. Elle peut d’un côté ou de l’autre, ou des deux côtés, tourner en extermination ; mais alors c’est qu’elle change de nature, et que les objectifs véritables de la lutte s’effacent de la pensée des hommes, soit qu’un désir aveugle de vengeance paralyse la pensée, soit que l’intervention d’entités vides de sens donne l’illusion, toujours erronée, qu’un équilibre est impossible. Il y a alors catastrophe ; mais de telles catastrophes sont évitables. L’antiquité ne nous a pas seulement légué l’histoire des massacres interminables et