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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/30

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trie n’est que l’aspect le plus caractéristique d’un phénomène tout à fait général. L’essentiel de ce phénomène consiste dans une spécialisation qui s’accentue de jour en jour. La transformation qui a eu lieu dans l’industrie, où les ouvriers qualifiés, capables de comprendre et de manier toutes sortes de machines, ont été remplacés par des manœuvres spécialisés, automatiquement dressés à servir une seule espèce de machine, cette transformation est l’image d’une évolution qui s’est produite dans tous les domaines. Si les ouvriers sont de plus en plus dépourvus de connaissances techniques, les techniciens, non seulement sont souvent assez ignorants de la pratique du travail, mais encore leur compétence est en bien des cas limitée à un domaine tout à fait restreint ; en Amérique on s’est même mis à créer des ingénieurs spécialisés, comme de vulgaires manœuvres, dans une catégorie déterminée de machines, et, chose significative, l’U.R.S.S. s’est empressée d’imiter l’Amérique sur ce point. Il va de soi, au reste, que les techniciens ignorent les fondements théoriques des connaissances qu’ils utilisent. Les savants, à leur tour, non seulement restent étrangers aux problèmes techniques, mais sont de plus entièrement privés de cette vue d’ensemble qui est l’essence même de la culture théorique. On pourrait compter sur les doigts, dans le monde entier, les savants qui ont un aperçu de l’histoire et du développement de leur propre science ; il n’en est point qui soit réellement compétent à l’égard des sciences autres que la sienne propre. Comme la science forme un tout indivisible, on peut dire qu’il n’y a plus à proprement parler de savants, mais seulement des manœuvres du travail scientifique, rouages d’un ensemble que leur esprit n’embrasse point. On pourrait multiplier les exemples. Dans presque tous les domaines, l’individu, enfermé dans les limites d’une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit