Aller au contenu

Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour lui de voir clair dans sa propre pensée, mais uniquement de maintenir intactes les traditions philosophiques sur lesquelles vivait le Parti. Une telle méthode de pensée n’est pas celle d’un homme libre. Comment pourtant Lénine aurait-il pu réfléchir autrement ? Du moment qu’un parti se trouve cimenté non seulement par la coordination des actions, mais aussi par l’unité de la doctrine, il devient impossible à un bon militant de penser autrement qu’en esclave. Il est facile dès lors de se représenter comment peut se conduire un tel parti, une fois au pouvoir. Le régime étouffant qui pèse en ce moment sur le peuple russe était déjà impliqué en germe dans l’attitude de Lénine vis-à-vis de sa propre pensée. Longtemps avant de ravir la liberté de pensée à la Russie tout entière, le parti bolchévik l’avait déjà enlevée à son propre chef.

Marx, heureusement, s’y prenait autrement pour réfléchir. Malgré bien des polémiques qui n’ajoutent rien à sa gloire, il cherchait plutôt à mettre de l’ordre dans sa propre pensée qu’à réduire en poudre ses adversaires ; et il avait appris de Hegel qu’au lieu de réfuter les conceptions incomplètes il vaut mieux les « surmonter en les conservant ». Aussi la pensée de Marx diffère-t-elle sensiblement de celle des marxistes, sans en excepter Engels, et nulle part autant que dans la solution du problème dont s’occupe ici Lénine, à savoir le problème de la connaissance et, plus généralement, des rapports de la pensée et du monde.

Pour expliquer comment il peut se faire que la pensée connaisse le monde, on peut ou représenter le monde comme une simple création de la pensée, ou représenter la pensée comme un des produits du monde, produit qui, par un hasard inexplicable, en constituerait aussi l’image ou le reflet. Lénine pose que toute philosophie doit se ramener, au fond, à l’une de ces deux conceptions, et opte, bien entendu, pour la seconde. Il cite la formule d’Engels selon laquelle la