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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/55

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sur la nature en produisant leurs propres conditions d’existence. C’est de cette conception enfin qu’il faut tirer la notion même de la révolution prolétarienne ; car l’essence même du régime capitaliste consiste, comme l’a montré Marx avec force, en un « renversement du rapport entre le sujet et l’objet », renversement constitué par la subordination du sujet à l’objet, du « travailleur aux conditions matérielles du travail » ; et la révolution ne peut avoir d’autre sens que de restituer au sujet pensant le rapport qu’il doit avoir avec la matière, en lui rendant la domination qu’il a pour fonction d’exercer sur elle.

Il n’est nullement surprenant que le parti bolchévik, dont l’organisation même a toujours reposé sur la subordination de l’individu, et qui, une fois au pouvoir, devait asservir le travailleur à la machine tout autant que le capitalisme, ait adopté pour doctrine le matérialisme naïf d’Engels plutôt que la philosophie de Marx. Il n’est pas étonnant non plus que Lénine s’en soit tenu à une méthode purement polémique, et ait mieux aimé embarrasser ses adversaires dans toutes sortes de difficultés, plutôt que de montrer comment sa théorie matérialiste aurait évité des difficultés analogues. Une citation de l’Anti-Dühring remplace pour lui toutes les analyses ; mais ce n’est pas en parlant avec mépris des « erreurs depuis longtemps réfutées de Kant » qu’il peut empêcher la Critique de la Raison pure de demeurer, malgré ses lacunes, bien autrement instructive que l’Anti-Dühring pour quiconque veut réfléchir sur le problème de la connaissance. Et l’on ne peut que rire lorsqu’on le voit, lui qui a constamment invoqué le « matérialisme dialectique » comme une doctrine complète et susceptible de tout résoudre, avouer, dans un fragment concernant la dialectique, qu’on ne s’est occupé encore que de vulgariser la dialectique, et non d’en vérifier la justesse par l’histoire des sciences.