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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/150

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ment est également possible. Une petite surface enferme dans des limites bien marquées un espace infiniment vaste à trois dimensions, où des choses et des êtres sont liés et séparés à la fois par leur position réciproque, fixés dans une apparence d’un instant, et tels que s’ils n’étaient vus par personne et d’aucun point de vue, tels que s’ils étaient surpris sans la souillure d’un regard humain tout voilé d’inconscience. Un poème présente tour à tour des personnages dont chacun est l’auditeur et pourtant est un autre, qui changent emportés par un temps impitoyablement marqué par la mesure du vers, et pourtant par cette mesure le passé demeure et l’avenir est là ; le poids de l’univers entier, sous la forme du malheur, y marque tous les hommes sans en détruire aucun et altère les mots sans briser la mesure. Tout cela, ce sont des images qui atteignent et blessent l’âme en son centre. Un corps et un visage humain qui inspirent, en même temps que le désir et plus fortement, la crainte d’en approcher de peur d’y nuire, dont on ne peut imaginer l’altération et dont on sent vivement l’extrême fragilité, qui arrachent presque l’âme à un lieu et à un instant particulier et lui font sentir violemment qu’elle y est clouée, c’est aussi une telle image. Et l’univers étranger à l’homme fournit aussi de telles images.

L’univers fournit de telles images par la faveur divine accordée à l’homme d’y appliquer d’une certaine manière le nombre, intermédiaire, comme l’a dit Platon, entre l’un et l’indéfini, l’illimité, l’indéterminé, entre l’unité telle que l’homme peut la penser et tout ce qui s’oppose à ce qu’il la pense. Ce n’est pas le nombre par lequel on dénombre, ni celui qu’on forme par addition continuellement répétée, qui constitue cet intermédiaire, mais plutôt