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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/58

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entendre, même me blesser, c’est avant tout goûter ce plaisir qui est comme la saveur de ma propre existence. La présence du monde est avant tout pour moi ce sentiment ambigu ; ce que le nageur appelle l’eau, c’est avant tout pour lui un sentiment composé de la volupté que donne la nage, de la peine qu’amène la fatigue. Selon qu’en nageant il désire la nage ou l’arrêt de cette nage, l’eau est plutôt volupté ou plutôt peine ; plutôt amie ou plutôt ennemie ; mais, par l’ambiguïté du sentiment, toujours perfide. Et, comme en un mélange de bruits confus je lis soudain des paroles prononcées par une voix connue, en un linge froissé que j’aperçois au réveil de bizarres figures d’animaux ou d’hommes ; ainsi apparaissent, en ce sentiment indéfinissable, au nageur l’eau sous son corps et devant ses bras, au coureur le sol sous ses pieds, l’air devant ses genoux, sur son visage, dans sa poitrine. Dans mes rêves, en passant à la joie ou à la tristesse, je fais apparaître les paysages soit lumineux soit ternes ; quand je marche ou cours, ma puissance m’apparaît sous l’espèce d’un air pur et vif, d’un sol comme élastique, ou ma lassitude se fait connaître à moi en un air lourd, un sol glissant. Ce sentiment nuancé de plaisir et de peine, qui est la seule chose que je puisse éprouver, est donc l’étoffe du monde ; c’est tout ce que j’en puis dire. Si ce sentiment ambigu qui rend l’eau présente au nageur est jugé par lui être l’effet, ou la trace, ou l’image d’une fraîcheur, d’une transparence, d’une résistance qui ne seraient pas comme constituées par ce sentiment même, il dit plus qu’il ne sait. Je ne puis donc rien dire du monde. Je ne puis dire : cette épine me fait mal au doigt, ni même : j’ai mal au doigt, ni même : j’ai mal. Dès que je donne un nom à ce que je ressens, je dis, comme l’avait vu Protagoras, plus que je ne puis savoir.