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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/60

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ma pensée serait pure de plaisir et de peine. Mais, dans la mesure où cette chose impénétrable est pour moi distincte et définie, dans la mesure où elle m’apparaît, elle est comme moulée en creux sur moi. Que, rêvant à moitié, je me sente baigner dans l’eau « plus molle que le sommeil » comme dit le poète, puis que, m’éveillant, je me sente dans mon lit, l’eau et le lit ne sont que des formes définies pour moi de ce moelleux indéfinissable qui me les rend présentes. Pourquoi deux couples d’oranges formant quatre oranges sont-elles quelque chose de saisissable pour moi, et non deux couples d’oranges formant cinq oranges ? Je suis ainsi. Pourquoi je suis ainsi, c’est ce que je ne vois aucun moyen d’apprendre, puisque je reconnais que mes pensées ne peuvent me renseigner sur rien, sinon sur moi-même. Aucun progrès de mes pensées ne peut m’instruire. Non pas que le progrès me soit défendu. Certaines propriétés d’une figure ou d’une combinaison de quantités ne peuvent m’apparaître sans des formes ou des quantités auxiliaires ; c’est par le moyen seulement des parallèles accompagnées de leurs propriétés que la somme des trois angles d’un triangle, semblable au génie que seule la lampe merveilleuse faisait apparaître à Aladin, peut être présente à mon esprit. Qu’à moins de trois droites on ne puisse enfermer un espace, c’est ce qui, au contraire, n’a besoin pour m’apparaître que des formes correspondantes. Pourquoi ? C’est un hasard. Ce que j’appelle le monde des idées n’est pas moins que le monde des sensations un chaos ; les idées m’imposent leurs manières d’être, me tiennent, m’échappent. Si d’ailleurs, au lieu de me servir des formes pour en évoquer les propriétés, je les interroge par exemple au moyen de la mesure, rien ne m’assure qu’elles me répondront par ces