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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/99

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objets avec deux bâtons que je pourrais rendre plus grands ou plus petits à volonté, j’écarterais les bâtons pour saisir les objets éloignés ; mais comme je ne peux écarter les yeux, cette pince que constitue ma vue n’a pas prise sur le soleil. Aussi je ne perçois pas la distance du soleil à moi, je ne fais jamais que l’imaginer, par exemple à deux cents pas. Le soleil peut être saisi, non pas par deux yeux d’un même homme, mais par deux hommes ; s’ils s’éloignent suffisamment, ils peuvent, connaissant la distance qui est entre eux et la direction de leur regard, déterminer la distance du soleil exactement comme je perçois celle du Panthéon. Mais quand je participerais à cette mesure, ma manière de percevoir n’en serait pas changée, car cette action qui saisit le soleil est collective, je n’en dispose pas. Je sais que le soleil est à trente-six millions de lieues, mais je ne le perçois pas plus à trente-six millions de lieues qu’un de mes yeux, s’il pensait, ne percevrait en ce moment la distance du Panthéon. On peut dire que les deux observateurs qui mesurent la distance du soleil sont comme deux yeux de l’humanité, que l’humanité seule perçoit l’espace qui sépare la terre du soleil ; tout comme on peut dire que, par l’industrie, c’est l’humanité qui travaille. Pour prendre un autre exemple : si, en faisant tourner la nuit une roue devant moi, on ne me donne qu’une lumière interrompue d’instant en instant, je ne verrai que des positions successives de la roue, mais j’en percevrai pourtant le mouvement ; on peut dire que c’est de la même manière que, par les observations, les registres, les archives, l’humanité perçoit le retour des comètes.

Telle est la science. Le lien que ma tâche est d’établir, du fait que je perçois, entre mes sensations et mes actions, la science doit d’abord le dissoudre,