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ESCALADES DANS LES ALPES.

disparu, dispersées ou détruites par le vent et la gelée ; le sommet du col lui-même, qui, en 1862, avait toujours présenté une largeur respectable recouverte de neige, était maintenant plus aigu que le toit d’une église et formé de glace dure. Le mauvais temps de la semaine précédente avait, nous ne l’avions déjà que trop constaté, produit son effet. À plus de cent mètres au-dessous du col, les rochers étaient revêtus d’une glace brillante. Une neige inconsistante recouvrait les anciennes couches durcies et son apparence perfide faillit nous faire perdre notre guide. Il avait mis le pied sur une couche qui paraissait solide, et levait sa hache pour y tailler un degré, mais, au moment où il allait abaisser son bras, la croûte de la pente sur laquelle il s’était avancé se rompit brusquement et glissa en longues traînées, laissant à découvert de grandes bandes d’une glace polie qui étincelait au soleil. Avec une promptitude admirable, Carrel se rejeta en arrière sur le rocher qu’il venait de quitter et où il n’avait aucun danger à craindre. Il se contenta de faire simplement cette remarque : « Il est temps de nous attacher ; » et, quand nous fûmes tous liés à la corde, il reprit son travail comme s’il ne fut rien arrivé[1].

Les deux heures qui suivirent nous fournirent des preuves nombreuses de l’utilité d’une corde pour les grimpeurs des Alpes. Nous étions attachés à une certaine distance l’un de l’autre et nous avancions en général deux par deux. Carrel, qui tenait la tête, était suivi de près par un autre homme qui lui prêtait son épaule ou plaçait une hache sous ses pieds, selon la nécessité ; quand ils occupaient tous deux une bonne position, le second couple, puis le troisième, avançait de la même

  1. Cet incident eut lieu près de l’endroit représenté dans la gravure qui fait face à la page 127. La neige nouvelle et sèche était extrêmement gênante, car, retombant comme de la farine, elle comblait les degrés qui venaient d’être taillés le long de la pente. Le guide placé en tête s’avançait en conséquence aussi loin que possible et s’ancrait pour ainsi dire aux rochers. On lui jetait alors une corde qui était fixée à chaque extrémité, et que chacun tenait comme une rampe pendant la traversée du mauvais pas. Ne voulant pas nous fier à cette seule corde, nous étions en outre attachés comme à l’ordinaire. La seconde corde avait surtout pour but et pour résultat de nous garantir contre les glissades.