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APPENDICE.

suis pas ! » dit l’un des guides. « Ni moi ! » s’écria un autre. « Pour mille francs je n’y retournerais pas ! » ajouta un troisième. Seul l’abbé Gorret consentit. Cet intrépide ecclésiastique avait été l’un des membres des premières expéditions[1] entreprises pour tenter l’ascension du Cervin. Carrel et l’abbé fussent partis seuls si J. B. Bich et J. A. Meynet (deux guides attachés à l’hôtel de Favre) ne se fussent joints à eux au dernier moment. M. Giordano voulait les accompagner, mais les guides, connaissant les difficultés qu’ils auraient à vaincre, ne voulurent pas le lui permettre.

Les quatre hardis montagnards quittèrent donc le Breuil le 16 juillet à 6 heures 30 minutes du matin ; à 1 heure, ils arrivèrent à la troisième plateforme de la tente, où ils passèrent la nuit. Le 17, au point du jour, ils continuèrent l’ascension par la route qu’ils avaient précédemment suivie. Dépassant successivement la « Grande-Tour, » la « Crête du Coq, » la « Cravate » et « l’Épaule[2], » ils atteignirent, à 10 heures du matin, le point situé à la base du dernier pic et où les guides s’étaient arrêtés pour redescendre le 14[3]. Près de 245 mètres restaient encore à escalader, et, dit l’abbé, « nous allions entrer en pays inconnu, n’étant jamais allés aussi loin. » La crevasse qui avait arrêté Bennen ayant été franchie, l’expédition monta directement au sommet, par des rochers qui, sur une certaine distance, n’offrirent aucune difficulté particulière. Mais bientôt ils se virent arrêtés par les escarpements à pic du haut desquels nous avions roulé des pierres (le 14), et Carrel les contourna à gauche (côté de Z’Mutt). Cette partie du trajet offrit les plus grandes difficultés ; des chutes de pierres et de stalactites de glace rendaient leur situation si dangereuse[4], que les guides préférèrent monter de nouveau en droite ligne au sommet, en escaladant des rochers que l’abbé dit être presque perpendiculaires ; « ce passage, ajoute-t-il, fut celui qui nous prit le plus de temps et qui nous donna le plus de peine. » Enfin, ils atteignirent une fissure de rochers formant une sorte de galerie naturelle horizontale. Ils la suivirent en rampant, dans la direction d’une arête qui s’inclinait à peu près vers le nord-ouest ; arrivés près de cette arête, ils constatèrent qu’il leur était impossible de l’escalader sur ce point, mais qu’ils pourraient l’atteindre un peu plus bas en se laissant glisser le long d’un couloir presque perpendiculaire. Le courageux abbé était le plus lourd des quatre ascensionnistes, aussi fut-il sacrifié au succès de l’expédition. Lui et Meynet, restant en arrière, descendirent successivement leurs deux compagnons dans le couloir. Carrel et Bich grimpèrent de l’autre côté, atteignirent d’abord l’arête qui descendait vers le nord-ouest, trouvèrent bientôt après une « route facile[5], se mirent à courir » et gagnèrent en quelques minutes l’extrémité méridionale de l’arête qui forme le sommet.

  1. V. l’Appendice n° II, tentative n° 1.
  2. Ces appellations, ainsi que celles de Grand-Escalier, col du Lion, Tête du Lion, Cheminée, etc., avaient été inventées par Carrel et par moi, pour nous rappeler certains passages qui offraient une ressemblance réelle ou supposée avec les objets qu’ils désignaient.
  3. Ce point est désigné par la lettre E, sur le profil inférieur de la gravure qui l’ait face à la page 78.
  4. J’ai vu près du sommet du Cervin des stalactites de glace suspendues aux rochers et longues de plus de 30 mètres.
  5. Ce sont les propres paroles de l’abbé. Je pense qu’il, a voulu dire comparativement facile.