Page:Whymper - Escalades dans les Alpes.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
ESCALADES DANS LES ALPES.

Après avoir visité en 1861 le grand tunnel des Alpes, je rôdai pendant dix jours dans les vallées voisines, résolu de tenter sans retard l’ascension de ces deux pics. Le premier venait, disait-on, d’être conquis, et le second allait être bientôt attaqué. Ces bruits se confirmèrent à mon arrivée à Châtillon, à l’entrée du Val Tournanche. L’intérêt que m’avait inspiré le Weisshorn s’affaiblit, mais, quand j’appris que le professeur Tyndall était au Breuil, dans l’intention de couronner sa première victoire par une autre plus grande encore, je désirai plus vivement que jamais escalader le Cervin.

Les guides que j’avais employés jusqu’à ce jour dans mes courses ne m’avaient guère satisfait, et je me sentais alors disposé, bien à tort, à en rabaisser singulièrement la valeur. Dans mon opinion erronée ce n’étaient que des limiers hors de la piste, de robustes consommateurs de provisions solides ou liquides. Mes souvenirs du mont Pelvoux m’eussent fait de beaucoup préférer la société d’un couple de mes compatriotes à n’importe quel nombre de guides. Quand je demandai un guide à Châtillon, je vis défiler une longue série d’individus, dont la physionomie exprimait la malice, l’orgueil, l’envie, la haine, enfin toutes les variétés de la friponnerie, et qui semblaient dépourvus de toute bonne qualité. L’arrivée de deux touristes avec un guide, qu’ils me présentèrent, non-seulement comme l’incarnation de toutes les vertus, mais comme le guide spécial qu’il me fallait pour monter au Cervin, me dispensa d’engager à mon service aucun de ces coquins. Au physique, mon nouveau guide était un mélange de Chang et d’Anak ; s’il ne réalisait pas complétement tous mes désirs, les voyageurs qui venaient de me le céder arrivèrent au moins à leurs fins, car j’endossai sans le savoir la responsabilité de lui payer ses journées de retour, ce qui dut soulager leur conscience aussi bien que leurs bourses.

En remontant vers le Breuil, nous demandâmes un second guide à tous ceux qui pouvaient en connaître, et tous furent unanimes à proclamer que Jean-Antoine Carrel de Val-Tournanche était le coq de la vallée. Nous nous mîmes donc à la