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DE DORIAN GRAY

Mais la raison était sans importance. Il ne tenterait plus par la prière un si terrible pouvoir. Si la peinture devait s’altérer, rien ne pouvait l’empêcher. C’était clair. Pourquoi approfondir cela ? Car il y aurait un véritable plaisir à guetter ce changement ? Il pourrait suivre son esprit dans ses pensées secrètes ; ce portrait lui serait le plus magique des miroirs. Comme il lui avait révélé son propre corps, il lui révélerait sa propre âme. Et quand l’hiver de la vie viendrait, sur le portrait, lui, resterait sur la lisière frissonnante du printemps et de l’été. Quand le sang lui viendrait à la face, laissant derrière un masque pallide de craie aux yeux plombés, il garderait la splendeur de l’adolescence. Aucune floraison de sa jeunesse ne se flétrirait ; le pouls de sa vie ne s’affaiblirait point. Comme les dieux de la Grèce, il serait fort, et léger et joyeux. Que pouvait lui faire ce qui arriverait à l’image peinte sur la toile ? Il serait sauf : tout était là !…

Souriant, il replaça le paravent dans la position qu’il occupait devant le portrait, et passa dans la chambre où l’attendait son valet. Une heure plus tard, il était à l’Opéra, et lord Henry s’appuyait sur le dos de son fauteuil.