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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/219

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DE DORIAN GRAY

ses doigts que je haïssais. Je sais maintenant que j’avais parfaitement raison dans mes suppositions : sa vie est une horreur. Mais vous, Dorian, avec votre visage pur, éclatant, innocent, avec votre merveilleuse et inaltérée jeunesse, je ne puis rien croire contre vous. Et cependant je vous vois très rarement ; vous ne venez plus jamais à mon atelier et quand je suis loin de vous, que j’entends ces hideux propos qu’on se murmure sur votre compte, je ne sais plus que dire. Comment se fait-il Dorian, qu’un homme comme le duc de Berwick quitte le salon du club dès que vous y entrez ? Pourquoi tant de personnes dans Londres ne veulent ni aller chez vous ni vous inviter chez elles ? Vous étiez un ami de lord Staveley. Je l’ai rencontré à dîner la semaine dernière. Votre nom fut prononcé au cours de la conversation à propos de ces miniatures que vous avez prêtées à l’exposition du Dudley. Staveley eût une moue dédaigneuse et dit que vous pouviez peut-être avoir beaucoup de goût artistique, mais que vous étiez un homme qu’on ne pouvait permettre à aucune jeune fille pure de connaître et qu’on ne pouvait mettre en présence d’aucune femme chaste. Je lui rappelais que j’étais un de vos amis et lui demandai ce qu’il voulait dire. Il me le dit. Il me le dit en face devant tout le monde. C’était horrible ! Pourquoi votre amitié est-elle si fatale aux jeunes gens ? Tenez… Ce pauvre garçon qui servait dans les Gardes et qui se suicida, vous étiez son grand ami. Et sir Henry Ashton qui dût quitter l’Angleterre avec un nom terni ; vous et lui étiez inséparables. Que dire d’Adrien Singleton et de sa triste fin ? Que dire du fils unique de lord Kent et de sa carrière compromise ? J’ai rencontré son père hier dans St-James Street. Il me parut brisé de honte et de chagrin. Que dire encore du jeune duc de Perth ?