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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/226

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LE PORTRAIT

Hallward regarda autour de lui, profondément étonné. La chambre paraissait n’avoir pas été habitée depuis des années. Une tapisserie flamande fanée, un tableau couvert d’un voile, une vieille cassone italienne et une grande bibliothèque vide en étaient tout l’ameublement avec une chaise et une table. Comme Dorian allumait une bougie à demi consumée posée sur la cheminée, il vit que tout était couvert de poussière dans la pièce et que le tapis était en lambeaux. Une souris s’enfuit effarée derrière les lambris. Il y avait une odeur humide de moisissure.

— Ainsi, vous croyez que Dieu seul peut voir l’âme, Basil ? Écartez ce rideau, vous allez voir la mienne !…

Sa voix était froide et cruelle…

— Vous êtes fou, Dorian, ou bien vous jouez une comédie ? murmura le peintre en fronçant le sourcil.

— Vous n’osez pas ? Je l’ôterai moi-même, dit le jeune homme, arrachant le rideau de sa tringle et le jetant sur le parquet…

Un cri d’épouvante jaillit des lèvres du peintre, lorsqu’il vit à la faible lueur de la lampe, la hideuse figure qui semblait grimacer sur la toile. Il y avait dans cette expression quelque chose qui le remplit de dégoût et d’effroi. Ciel ! Cela pouvait-il être la face, la propre face de Dorian Gray ? L’horreur, quelle qu’elle fut cependant, n’avait pas entièrement gâté cette beauté merveilleuse. De l’or demeurait dans la chevelure éclaircie et la bouche sensuelle avait encore de son écarlate. Les yeux boursouflés avaient gardé quelque chose de la pureté de leur azur, et les courbes élégantes des narines finement ciselées et du cou puissamment modelé n’avaient pas entièrement disparu. Oui, c’était bien Dorian lui-même. Mais qui avait fait cela ? Il lui sembla reconnaître sa