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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/272

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LE PORTRAIT

lèvres peintes de la femme qui avait pris l’argent.

— C’est le marché du démon ! hoqueta-t-elle d’une voix éraillée.

— Malédiction, cria-t-il, ne me dites pas cela !

Elle fit claquer ses doigts…

— C’est le Prince Charmant que vous aimez être appelé, n’est-ce pas ? glapit-elle derrière lui.

Le matelot assoupi, bondit sur ses pieds à ces paroles, et regarda autour de lui, sauvagement. Il entendit le bruit de la porte du corridor se fermant… Il se précipita dehors en courant.

Dorian Gray se hâtait le long des quais sous la bruine.

Sa rencontre avec Adrien Singleton l’avait étrangement ému ; il s’étonnait que la ruine de cette jeune vie fût réellement son fait, comme Basil Hallward le lui avait dit d’une manière si insultante. Il mordit ses lèvres et ses yeux s’attristèrent un moment. Après tout, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ?… La vie est trop courte pour supporter encore le fardeau des erreurs d’autrui. Chaque homme vivait sa propre vie, et la payait son prix pour la vivre… Le seul malheur était que l’on eût à payer si souvent pour une seule faute, car il fallait payer toujours et encore… Dans ses marchés avec les hommes, la Destinée ne ferme jamais ses comptes.

Les psychologues nous disent, quand la passion pour le vice, ou ce que les hommes appellent vice, domine notre nature, que chaque fibre du corps, chaque cellule de la cervelle, semblent être animées de mouvements effrayants ; les hommes et les femmes, dans de tels moments, perdent le libre exercice de leur volonté ; ils marchent vers une fin terrible comme des automates. Le choix leur est refusé et la conscience elle-même est