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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/305

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DE DORIAN GRAY

prendre le café dans le salon, Dorian. Vous me jouerez du Chopin. Le gentleman avec qui ma femme est partie interprétait Chopin d’une manière exquise… Pauvre Victoria !… Je l’aimais beaucoup ; la maison est un peu triste sans elle. La vie conjugale est simplement une habitude, une mauvaise habitude. Mais on regrette même la perte de ses mauvaises habitudes ; peut être est-ce celles-là que l’on regrette le plus ; elles sont une partie essentielle de la personnalité.

Dorian ne dit rien, mais se levant de table, il passa dans la chambre voisine, s’assit au piano et laissa ses doigts errer sur les ivoires blancs et noirs des touches. Quand on apporta le café, il s’arrêta, et regardant lord Henry, lui dit :

— Harry, ne vous est-il jamais, venu à l’idée que Basil avait été assassiné ?

Lord Henry eut un bâillement :

— Basil était très connu et portait toujours une montre Waterbury… Pourquoi l’aurait-on assassiné ? Il n’était pas assez habile pour avoir des ennemis ; je ne parle pas de son merveilleux talent de peintre ; mais un homme peut peindre comme Velasquez et être aussi terne que possible. Basil était réellement un peu lourdaud… Il m’intéressa une fois, quand il me confia, il y a des années, la sauvage adoration qu’il avait pour vous et que vous étiez le motif dominant de son art.

— J’aimais beaucoup Basil, dit Dorian, avec une intonation triste dans la voix. Mais ne dit-on pas qu’il a été assassiné ?

— Oui, quelques journaux… Cela ne me semble guère probable. Je sais qu’il y a quelques vilains endroits dans Paris, mais Basil n’était pas homme à les fréquenter. Il n’était pas curieux ; c’était son défaut principal.